Mon blog-notes du mardi 24 septembre 2013.

    Ce mardi, je voudrais, avec vingt-quatre heures d’avance, parler de la journée d’hommage aux Harkis. D’abord, pour dire combien c’est, à mes yeux, une très mauvaise idée. Ensuite, pour rendre hommage à ma façon aux Musulmans qui ont combattu pour l’Algérie française par la publication in extenso de l’introduction du livre du Bachaga Boualam : “Mon pays, la France”.

Journée d’hommage aux Harkis ou comment nous étouffer en nous dispersant…

Hommage Mas Thibert 2010                                                                                              Hommage au Bachaga Boualam (2010)

    Nous sommes décidément bien naïfs. En 1974 avait été créé le Front national des Rapatriés de Confession islamique sous la présidence du très respecté Ahmed Djebbour. Une association unique pour tous les Harkis de France et de Navarre que Giscard fit exploser en quelque quatre cents entités minuscules (les anciennes sections locales du FNRFCI) en nommant son leader président de Radio-France Liban. Un éparpillement constant depuis lors qui nous vaut ce mercredi 25 septembre, journée officielle d’hommage aux Harkis, de nous partager en une multitude de petite cérémonies qui feront chacune dix lignes dans les pages locales des quotidiens régionaux.

    J’ai proposé de consacrer le matin aux hommages officiels et de réserver l’après-midi à des manifestations d’ampleur régionale. Ce ne sera pas encore pour cette fois.

    D’ailleurs, la journée d’hommage officiel est douteuse dans son principe même car absolument hypocrite. C’est presque aussi incongru que de “fêter” le 19 mars comme le jour de la fin de la guerre d’Algérie. Le seul hommage qu’on puisse rendre aux Harkis est de reconnaître et de réparer les préjudices qu’ils ont subis du fait de leur fidélité à la France. Mais, ça, ce n’est pas demain la veille qu’on le verra.

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Mon pays, la France

Bachaga Boualam

    Le livre du Bachaga Boualam, “Mon pays, la France” est absolument bouleversant. Je l’avais lu jeune. Je l’ai relu à un âge adulte. Et je viens de le relire, les larmes aux yeux. Ce livre nous bouleverse, pas seulement parce que ce qu’il nous dit est émouvant et touche notre sensibilité. Il nous bouleverse aussi en touchant notre raison. L’introduction dit, en quelques pages, tout ce qu’il faut savoir d’important sur l’Algérie française. Mais le discours du Bachaga Boualam sur les raisons, les circonstances et les enjeux de la perte de l’Algérie française est aussi d’une actualité brûlante. Il y a là non seulement l’analyse absolument pertinente d’une histoire vécue mais aussi l’anticipation visionnaire d’une histoire à venir. Et, plus que jamais je suis convaincu que la perte de l’Algérie française n’a été qu’un avant-goût des menaces qui pèsent sur la France. Mais je ne veux rien déflorer pour ceux qui n’ont pas lu “La France : mon pays”. Bonne lecture !

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Extrait de “Mon pays, la France” du Bachaga Saïd Boualam

C’est nous, les Africains

    Je me souviendrai toujours de la voix de mon fils bien-aimé m’arrachant aux sombres pensées que le chant aigu des cigales de Provence ne parvenait pas à chasser : “Bachaga, ils disent que vous êtes à la revue du 14 juillet !” J’ai senti mon cœur s’arrêter, mon corps se glacer et, insensiblement, mes yeux se sont portés sur ce ciel de Provence semblable à celui de mon Algérie, sur le vieux drapeau français qu’un Harki fidèle a sorti de nos hardes de « rapatriés », comme ils disent. Mon drapeau, celui de mes braves, celui de mes Harkis, dernier lambeau tricolore de cette terre française de l’Ouarsenis que l’armée française, mon armée, ses chefs ont livrée sans combattre, au mépris des promesses faites et du sang versé.

    Le capitaine Boualam, Commandeur de la Légion d’honneur, ex-vice-président de l’Assemblée nationale française, Musulman français fidèle entre des millions de Musulmans français, mes frères, qui, eux non plus, n’ont pas compris, le Bachaga Boualam assistant à la parade d’une armée inutile, mutilée dans sa virilité, atteinte dans son âme et dans son honneur ? Non, jamais ! Jamais plus je ne pourrai soutenir le regard désespéré de ces centurions désarmés se tournant vers la tribune officielle, vers celui qui m’a promis, à moi, de garder l’Algérie à la France et qui m’a réduit à pleurer sur ma patrie perdu, dans ce coin de terre, désolée comme moi, de la Crau.

    Mon fils a senti la terrible désespérance que mes yeux embués de larmes ne peuvent dissimuler. Oui, ce pays me fait mal. Et du vieux disque qui, là-bas, nous a tant de fois redonné l’espoir, s’élève ce chant qui a traversé la Méditerranée avec nos hardes, ce chant qui a aidé à vivre et à mourir tant des nôtres, ce chant qui fut celui des campagnes d’Italie, de France, d’Allemagne, et aussi de la foule française du 26 mars 1962 fauchée par les balles de l’armée française : C’est nous les Africains…/ Car nous voulons porter haut et fier/Le beau drapeau de notre France entière/Et si quelqu’un venait à y toucher/Nous serions là pour mourir à ses pieds…

    Oui, souriez, souriez, beaux esprits cultivés, souriez, faux intellectuels, faux Chrétiens, faux patriotes, devant un homme qui, au service de la France depuis toujours, n’a pas honte d’être un patriote au sens de Barrès ou même de Déroulède, si ça peut vous faire sourire davantage.

    Je regarde mon épouse, mes enfants, mes fidèles, les miens, en ce 14 juillet 1962 qui est le plus dur mais aussi le plus émouvant de ma vie, celui qui a peut-être le plus de sens car, le sol natal, il faut l’avoir perdu pour en comprendre la force. Autour de moi, la solitude, la terre aride de Crau, ses moustiques, le chant des cigales.

“J’ai choisi de vivre car, si le pays légal sait escamoter ses cadavres fidèles, il ne pourra jamais faire taire les morts vivants que nous sommes.”

    Où sont-ils, les 14 juillet chargés de vains honneurs, les drapeaux tout neufs claquant au vent, les généraux en grande tenue, les ministres, les préfets, les troupes rendant les honneurs au Bachaga de l’Algérie française, au vice-président de l’Assemblée nationale, à celui qui fut un fidèle du Président de la République ? Où sont-ils, les reporters de la grande presse cherchant dans les plis de ma gandoura des flashes à sensation ? Où sont-ils ? Mais, sur ces Champs-Elysées où ne défileront peut-être plus jamais mes tirailleurs africains, mes légionnaires, mes paras !

    Et dans ce matin agacé d’orage, le Mas Fondu et son vieux drapeau sale, celui que les fellaghas n’auront jamais, ne sont pas le symbole d’un passé, mais celui de notre espérance. L’espoir que, demain, puisque la France officielle ne l’a pas voulu, reconnaisse, avant qu’il ne soit trop tard, avant que le communisme n’ait jeté bas cette Croix et ce Croissant que nous avions su si bien réconcilier – je pèse mes mots – ce qu’avec la France nous avons fait là-bas, ce que nous pouvions y faire encore… le RESTE que 90% de nos frères attendaient de la patrie, le reste qui a été défait par une poignée de fanatiques sincères et un quarteron de fripouilles et d’ambitieux qui n’ont jamais représenté, je le jure sur mes ancêtres, sur mon fils mort pour la France, l’Algérie. Alors, pourquoi cette honte nous est-elle infligée ? Que puis-je dire pour justifier la France, à ces hommes, à cette poignée d’hommes qui, dans leur costume de travail, tels que l’armée est venue les chercher dans mon douar pour les soustraire au massacre, sont là, au garde-à-vous, avec leurs décorations, devant ce mas où flotte le drapeau de la France.

    Vous, ouvriers français à qui on fait croire que les défenseurs de l’Algérie de papa étaient des capitalistes, regardez-les, sous ce soleil de Provence, qui pleurent ou ragent, je ne le saurai jamais.

    Ils étaient deux-cent mille, pareils à ceux-là, venus se ranger aux côtés de l’armée française et quelques millions à y croire jusqu’à la minute atroce où, le miracle ne s’étant pas produit, ils se sont vus abandonnés. C’est sur eux que je pleure. Peut-être aurais-je dû résister à l’armée qui a voulu protéger ma fonction et demeurer pour mourir avec eux ? Il est des moments où il est plus difficile de vivre que de mourir. J’ai choisi de vivre car, si le pays légal sait escamoter ses cadavres fidèles, il ne pourra jamais faire taire les morts vivants que nous sommes.

    Alors, puisqu’on nous a tout pris, puisque nous ne sommes plus que des rapatriés de la patrie, puisqu’on nous a enlevé les mandats que nous détenions du peuple et qu’il faut tout de même que s’élève la voix de ces Français et de ces Musulmans français qui errent sur les routes de France, ballottés, rejetés, méprisés, calomniés, et parce que, là-bas, sur la terre natale, demeurent, livrés aux assassins, quelques millions des nôtres, le citoyen Boualam se décide à parler. Cent-trente ans au service de la France, cela vaut bien quelques souvenirs à l’heure où il est de mode d’écrire des mémoires qui prouvent qu’on a perdu la sienne. Que l’on se rassure, je ne suis pas saisi du péché d’orgueil. Je tiens mieux l’épée que la plume et je me sens plus à l’aise à cheval que devant une page blanche, mais j’ai beaucoup de choses à dire aux Français de France, à l’Europe, au monde, et je sais que, si je ne parle pas, des hommes, qui ont été mes compagnons, seront morts pour rien, que des soldats comme Jeanpierre, Le Pivain, Delbecque ou mon fils seront oubliés. Je sais que la voix bruyante de ceux qu’on a baptisés « gouvernement algérien » couvrira l’appel désespéré des vaincus provisoires que nous sommes. Les sept-cent mille Français qui errent sut les routes de France attendent qu’on ose dire l’incroyable vérité devant laquelle les responsables de l’information de ce pays, à quelques exceptions près, se sont déshonorés. Ceux qui demeurent et partagent le calvaire atroce de leurs frères musulmans torturés, assassinés, écartelés pour avoir trop aimé la France, ne comprendraient pas que je me taise. Je sais, enfin, que certains de mes camarades de l’Assemblée nationale souhaitent de leur Vice-président, de leur camarade, un geste. Alors, je me décide à écrire.

« […] l’œuvre de la France est une réalité et, aujourd’hui, dans le chaos et la guerre civile qui déchirent et mutilent mon pays, s’impose une vérité historique que l’Occident va apprendre à ses dépens : LA NÉCESSITÉ DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE.»

    Je ne peux pas laisser croire à ce peuple abusé, bâillonné, mystifié, que les partisans de l’Algérie française ont été des fumistes, des menteurs et des criminels. Ce pays a trop de bon sens pour ne pas comprendre instinctivement que tout n’est pas aussi clair qu’on voudrait le lui faire croire devant ces généraux, ces colonels, ces légionnaires, couverts de gloire, accusés d’être des soldats perdus pour une province qu’ils ont tout fait pour garder à la France. Je suis un chef musulman,  j’ai connu les responsabilités de la guerre et de la paix. Je parle de ce que j’ai vu, de ce que je sais. La raison d’Etat n’est pas mon fait, à moi, mais je ne pense pas que le sens de l’Histoire rendait inévitable la reconnaissance, par la France, du pire des nationalismes. Ce que je sais bien, c’est l’histoire des Boualam, une histoire entre mille autres, de ceux-là qui ont fait l’Algérie et dont la vie, depuis cent-trente ans, se confond avec celle de la France et, bien sûr, avec les péripéties de l’affaire algérienne. Montrer aux Français d’aujourd’hui qui l’ignorent, à ceux de demain qui pourraient ne pas le lire dans les manuels d’histoire, l’Algérie telle qu’elle fut, telle qu’elle était hier, telle qu’elle est aujourd’hui, celle que ces soldats, ces Pieds-Noirs, ont bâtie sans contrainte, avec des erreurs parfois, des retouches souvent, mais avec amour dans la fraternisation. Les raisons du divorce atroce de la métropole avec l’Algérie résident dans le fait que quarante millions de Français ignorent à peu près tout du mode de vie de neuf millions de leurs compatriotes vivant à quatre heures d’avion de Paris, français depuis plus longtemps que les Niçois ou les Savoyards, représentés au Parlement par des élus français et musulmans.

    C’est cela le problème algérien que jamais un gouvernement n’a cherché à comprendre ni souhaité solutionner, soit par incohérence ou basse tactique politique, soit sous l’influence de gros intérêts anonymes servis par une technocratie administrative venue exploiter le travail des petits Français d’Algérie et des Musulmans. Ces petits Français d’Algérie, attelés à la tâche comme les Bretons ou les Normands, se préoccupent peu des problèmes économiques et sociaux. Pourquoi exiger d’eux ce qu’on n’exige ni des Bretons ni des Normands : l’apostolat et le désintéressement ? C’était à l’Etat, à ses parlementaires, à ses représentants administratifs, de mettre un frein à certains abus, de veiller à une plus équitable répartition des ressources. Nous ne contestons pas l’œuvre de la France en Algérie, ses barrages, ses routes, ses réalisations, j’en parlerai plus loin. Je saluerai ses ingénieurs, ses ouvriers, mais personne ne m’empêchera de dire que la tragique erreur a été de ne pas y associer politiquement, économiquement et socialement les Musulmans.

    Malgré cela, l’œuvre de la France est une réalité et, aujourd’hui, dans le chaos et la guerre civile qui déchirent et mutilent mon pays, s’impose une vérité historique que l’Occident va apprendre à ses dépens : LA NÉCESSITÉ DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE. Hors cette paix que la France a maintenue pendant un siècle, le vieux fanatisme religieux de l’Islam, exploité par une religion[1] , celle-là ennemie de la nôtre, n’ouvre qu’une voie : le retour sanglant à la féodalité. Ceux de mes frères qui ont cru sincèrement à la fin de la mission de la France ne vont pas tarder à comprendre leur erreur, je ne veux pas écrire leur crime, car il n’y a crime que pour ceux qui, consciemment, se sont servi du fatalisme des masses musulmanes pour imposer dans le sang et, hélas, avec la complicité de certains Français, la dictature d’une minorité d’intellectuels musulmans que la France a déçus, rejetés – comme elle nous déçoit, nous rejette, nous, les fidèles – qui, imprégnés des grands principes de la Révolution française, sont allés dans les universités de l’Est, les écoles militaires, acquérir la formation politique qui allait leur ouvrir les portes de l’avenir. C’est à ce mirage de liberté et d’indépendance que se sont laissé prendre les libéraux sincères, devenus complices de la pire des réactions : le fanatisme, le panarabisme.

     Que n’ont-ils cherché, ces démocrates humains, à étudier, comme l’ont fait des hommes aussi différends que MM. Naegelen, Lacoste, Soustelle, la solution la plus française ?

    En un siècle, la France a fait dans certaines régions d’Algérie ce que quarante rois et cinq républiques n’ont pas encore achevé dans certaines provinces françaises. Je trouve que ce n’est pas si mal, même si nous, les Musulmans, nous n’avons commencé à en bénéficier partiellement qu’à partir de 1947. Bien sûr, nous avons de sérieuses raisons d’être amers, mais je redis ici, comme je l’ai dit et répété à trois reprises au premier des Français, que tout était possible au lendemain du 13 mai, sanctionné par le référendum qui confirma légalement et définitivement à 90% les volonté des population musulmanes de rester avec la France et celle de la France de voir l’Algérie demeurer dans la République. Ce 13 mai qui était pour nous la fin des équivoques politiques et gouvernementales, la naissance de la véritable Algérie française fraternelle. Ah !, qu’il fut beau ce jour qui allait donner un sens, une âme à tout ce que la France avait accompli, et je voudrais faire comprendre à tous quelle espérance il y avait dans les cœurs de ces Musulmans qui descendaient de partout vers Alger, sûrs qu’enfin ils n’allaient plus être des sujets français mais des citoyens français libérés de l’administration et associés à part entière aux richesses de leur terre.

“[…] si ces bandes armées par l’étranger n’avaient pas rencontré la complicité politique de ceux-là qui, en France, faisaient de l’affaire algérienne un argument électoral, jamais elles ne seraient arrivées à leurs fins.”

     Si, comme l’affirment les esprits progressistes, les Musulmans avaient été anti-français, comment se fait-il qu’ils n’aient pas profité de l’affaiblissement de la France pendant les années qui ont suivi la défaite de 1940 pour se soulever, avec l‘appui de l’Allemagne, contre le colonialisme français ? Bien au contraire, leur fidélité et leur confiance en l’avenir de la France n’ont jamais été aussi vives que dans ces heures douloureuses ou d’un côte le vainqueur de Verdun, bouclier de la France, arrachait ce qu’il pouvait à l’occupant et, de l’autre, le Général De Gaulle, épée de la France, résistait pour que cet empire reste français. Présents à tous les combats, les Musulmans affirmaient par le sacrifice du sang leur attachement à la mère patrie. Ce sont des faits historiques que moi, combattant de l’armée française, je ne pensais pas avoir à rappeler.

    Ce n’est pas un hasard si les premières salves de la Toussant 1954 frappèrent à Batna, de balles tchèques, un caïd musulman, officier de l’armée française comme moi et un couple d’instituteurs laïques et socialistes. Le caïd Hadj Saddok disait sur son lit de mort : « Je ne regrette rien, c’est pour la France ! »

C’est pour la France que mouraient les anciens combattants musulmans de l’armée française, les gardes champêtres, les notables, les facteurs. Le but était clair ; il resta le même pendant les années de pacification, les années de guerre ; il reste le même, aujourd’hui, à l’heure de la coopération : démontrer que la France ne sait pas protéger ses amis et, par là même, entraîner une désaffection d’une partie de l’opinion musulmane.  Le 20 août 1955, la cité ouvrière d’El-Halia est rasée par des tueurs et soixante-quatre cadavres de femmes, d’enfants, d’ouvriers sont retrouvés dans leurs pauvres maisons saccagées par l’armée dite de libération nationale. Il faut sans cesse rappeler aux démocrates, aux hommes libres, ces crimes qui ont été dénoncés en ces termes qu’il ne faudra jamais oublier par M. Bataille, président de la Commission de sauvegarde : « Les fellagha tuent pour tuer, pillent, incendient, égorgent, violent, écrasent contre les murs la tête des enfants, éventrent les femmes, émasculent les hommes. Il n’y a pas de supplice imaginable par le cerveau le plus déréglé, le plus sadiquement porté vers la cruauté qui ne soit couramment pratiqué par les rebelles. »

    Dès lors, le malheur va fondre sur l’Algérie, sur les humbles, car il est de fait que les habituelles victimes du terrorisme ne sont pas ceux que l’opinion progressiste en France appelle les colonialistes, mais, tout au contraire, ceux qui, dans leur petit travail quotidien, assurent la vie tranquille, l’instituteur, le facteur, le cheminot, le garde champêtre, l’employé des postes. El lorsque l’on fera le bilan des martyrs de l’Algérie française, on sera bien surpris de s’apercevoir qu’il n’y figure que très peu de ces riches qui ont été l’excuse des révolutionnaires. Je revois cette ferme de Saint-Antoine, à cinq kilomètres de Philippeville, encore brûlante du passage des libérateurs, ses quinze vaches dont on avait coupé les mamelles, ses trente moutons dont, à coups de serpe, on avait sectionné les pattes et, un cavalier ne peut pas oublier cela, ce vieux cheval blanc, colonialiste, sans doute, debout, poignardé comme ses maîtres, secouant en vain la tête pour tenter d’arracher le couteau qu’on lui avait plongé dans l’œil.

« Le bonheur et la liberté des peuples arabes ont peu de choses à voir dans cette affaire… Si la thèse de l’abandon triomphait, les conséquences seraient terribles pour les Arabes comme pour les Français. » Albert Camus

    En quelques semaines, la horde d’assassins fit reculer la civilisation de deux mille ans. Partout dans les douars, l’angoisse, l’épouvante succédaient à la paix et, spontanément, les Musulmans se tournèrent vers ceux qui étaient depuis si longtemps leurs protecteurs, les soldats français et les Pieds-Noirs.

    Interprètes et défenseurs des aspirations des Musulmans, ces tueurs ? Mais alors, quel besoin de supplicier pendant sept ans les pauvres masses musulmanes qui ne cessèrent d’être les victimes de cette barbarie ? Quel besoin de rançonner les villages, de brûler les écoles, de détruire les récoltes, d’anéantir le matériel agricole, de couper les pistes, de raser les champs d’oliviers, de vigne, d’orangers ? Et il s’est trouvé des Français pétris de fraternité, de justice, de progrès social, des Chrétiens, même, pour trouver que ces assassins, qui n’ont jamais déposé leurs couteaux aux vestiaires, feraient de bons interlocuteurs valables. Qu’il soit permis au chef musulman que je suis et qui a vécu ces sept années de drame, de pillage, de leur dire qu’ils ont péché contre l’esprit et contre l’homme ; car si ces bandes armées par l’étranger n’avaient pas rencontré la complicité politique de ceux-là qui, en France, faisaient de l’affaire algérienne un argument électoral, jamais elles ne seraient arrivées à leurs fins. Qu’il me soit permis de leur opposer ces lignes de Camus, l’Algérien, l’intellectuel qui ne passe pas pour être de droite : « Si bien disposé qu’on soit envers la revendication arabe, on doit cependant reconnaître qu’en ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule passionnelle… Pour le moment, l’empire arabe n’existe pas historiquement, sinon dans les écrits du colonel Nasser, et il ne pourrait se réaliser que par des bouleversements mondiaux qui signifieraient la troisième guerre mondiale à brève échéance. Il faut considérer la revendication de l’indépendance nationale algérienne en partie comme une des manifestations de ce nouvel impérialisme arabe dont l’Egypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête, ce que, pour le moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti occidentale. La stratégie russe qu’on peut lire sur toutes les cartes du globe consiste à réclamer le statu quo en Europe, c’est-à-dire la reconnaissance de son propre système colonial, et à mettre en mouvement le Moyen-Orient et l’Afrique pour encercler l’Europe par le sud. Le bonheur et la liberté des peuples arabes ont peu de choses à voir dans cette affaire… Si la thèse de l’abandon triomphait, les conséquences seraient terribles pour les Arabes comme pour les Français. C’est le dernier que puisse formuler, avant de se taire à nouveau, un écrivain voué, depuis vingt ans, au service de l’Algérie. » Cette prophétie de Camus prend tout son sens aujourd’hui.

    Je ne peux as croire que des démocrates sincères, que j’ai appréciés dans l’exercice de mon mandat parlementaire, se soient prêtés consciemment à ce crime. Ils ont l’excuse, et c’est le fait de presque tous ceux qui ont eu des responsabilités dans l’affaire algérienne, de ne pas connaître l’Algérie. Pourtant, il est des fautes qu’il ne faut pas connaître. On m’assure que le Président Guy Mollet a été ému en découvrant à Alger, par le canal des militants socialistes pieds-noirs, le véritable visage de ceux qu’il considérait déjà comme des activistes. Il ne fallait pas seulement s’émouvoir du mal mais le dénoncer, le vaincre politiquement. Mais enfin, vous, Monsieur Guy Mollet, qui vous souciez tant de l’évolution sociale et humaine des masses, vous ne pouvez pas ignorer, quand vous étiez directement au pouvoir ou associé aux majorités gouvernementales, la situation précaire des Musulmans et leurs revendications. Qu’avez-vous fait, sinon détourner le mécontentement des masses musulmanes vers cette malheureuse branche de la famille française d’Algérie.

   La guerre d’Algérie, c’est d’abord un soulèvement contre les égorgeurs et les pillards, et une fraternisation totale des Musulmans et des Français contre ce déchaînement de haine.

    Des hommes politiques souhaitaient aborder avec réalisme les problèmes algériens, mais prisonniers de leur programme, ils ne le pouvaient pas faute d’un courage civique que nous avons espéré jusqu’au bout.

    La nation algérienne ?…

    Quand les Français débarquaient sur nos côtes, le mot Algérie n’existait pas. Notre histoire commence en 1845 comme celle de la France, en tant que peuple, a commencé avec les Capétiens. 1830, en cette terre d’Afrique du Nord, c’est le chaos, deux millions d’esclaves rançonnés par les pillards ou les féodaux, rongés par la syphilis, le trachome, le choléra, la malaria ; des déserts, des marais pestilentiels, plus rien de ce qui avait été la paix romaine.

 « Les trusts internationaux sont, hélas, une réalité et certains petits épargnants français qui surveillent le rapport de leurs coupons seraient peut-être surpris si on leur disait que beaucoup plus que les Pieds-Noirs, c’est eux qui ont fait suer le burnous. » 

        La France nous aurait volé notre patrie ?…

    Allons, ce n’est pas sérieux et je souffre quand j’entends d’honnêtes gens soutenir cette thèse à laquelle les nationalistes eux-mêmes ne croient pas et qui leur a été soufflée par les intellectuels fellagha de Paris. Entre le marché du Badistan et l’hôpital Mustapha, entre le bureau arabe du maréchal Bugeaud et le budget social de l’Algérie, les dunes arides du Sahara et le complexe pétrolier, les terres desséchées et les barrages de Béni-Bahdel et de Forum-El-Gherza, un siècle seulement s’est écoulé. Quand je me promène dans certaines communes de France, sans eau, sans électricité, et qu’il m’arrive de rencontrer des paysans vivant comme au Moyen Âge, quand je parcours certains quartiers ouvriers avec leurs misères innommables, je me sens moins sévère pour ce qui n’a pas été fait en Algérie. Si tout n’y était pas parfait, il conviendrait de n’en pas faire le reproche seulement aux Français d’Algérie mais aux législateurs, aux gouvernements qui se sont succédé.

    On a dit – Napoléon III le pensait déjà – que l’Algérie coûtait plus cher qu’elle ne rapportait. C’est le cas de quelques départements métropolitains et aussi de quelques administrations comme la Sécurité sociale ou la SNCF. C’est le second Empire qui a introduit cette notion de rentabilité de l’Algérie en créant les premières sociétés à actions qui ont toujours été administrées de Paris et continueront à l’être, mais il serait malhonnête de porter ce capitalisme anonymes au compte des Français d’Algérie. Les trusts internationaux sont, hélas, une réalité et certains petits épargnants français qui surveillent le rapport de leurs coupons seraient peut-être surpris si on leur disait que beaucoup plus que les Pieds-Noirs, c’est eux qui ont fait suer le burnous. Certes, il existait en Algérie de grosses réformes sociales, économiques et agricoles à réaliser et personne ne le conteste. C’est justement parce que la France commençait à faire évoluer intellectuellement, socialement, démographiquement la population algérienne que se posait déjà le problème des améliorations. L’Algérie française a été victime de sa vitalité, telle est l’atroce vérité. C’est de paix, de fraternité, de confiance, d’investissement, et surtout d’une véritable intégration humaine et sociale des populations musulmanes que l’Algérie avait besoin. On lui a donné des paroles, des promesses, des programmes, une administration politisée de Paris. On en a fait un argument électoral pour partis politiques sans vouloir expliquer aux Français cette guerre qui est à la fois une phase de la guerre psychologique que livre le monde soviétique au monde libre et une étape vers Mers-El-Kebir, Bougie et Hassi-Messaoud. 

    On a laissé discréditer l’œuvre de la France en Algérie par des révolutionnaires de palace jusqu’à la tribune de l’ONU et auprès de nos alliés alors qu’il eût fallu persuader le monde libre et nos partisans du Marché Commun de s’associer au plan de Constantine. On a toléré, et ce fut une de nos plus grandes peines à nous, les Musulmans français, que certains intellectuels salissent dans leurs journaux, leurs livres, ce qui fut notre combat de toujours aux côtés de l’armée française. On a laissé insulter ces soldats qui sont pourtant vos fils, Français de France, ces soldats que j’ai vu tenir les mancherons de la charrue dans les champs de nos paysans, mettre au monde des petits Musulmans, les soigner, leur apprendre à lire, à travailler. On a honteusement spéculé sur le sacrifice des hommes du contingent que je connais bien car je les ai reçus chez moi, je me suis battu avec eux dans les djebels et souvent mes Harkis sont allés les décrocher, les arracher aux égorgeurs. On a monté la plus stupéfiante opération d’intoxication des l’opinion de l’Histoire et j’ai la douleur de constater que cette abominable mystification s’est poursuivie sous l’autorité d’un homme que j’ai respecté, d’un chef en qui j’ai cru au lendemain du 13 mai : « Bachaga, alors, vous êtes content, nous allons faire l’Algérie française. Comptez sur moi, je ne vous abandonnerai jamais. »

    Eh bien, c’est fait ! Les châtelains d’Aulnoye sont à Alger.

« On a laissé insulter ces soldats qui sont pourtant vos fils, Français de France, ces soldats que j’ai vu tenir les mancherons de la charrue dans les champs de nos paysans, mettre au monde des petits Musulmans, les soigner, leur apprendre à lire, à travailler. »

 « Ne demande pas pour qui sonne le glas ; il sonne pour toi ! », fait dire le vieil Hemingway à un de ses personnages. Je sais malheureusement qu’il ne sonne pas que pour moi et que l’Algérie d’Evian marque le glas d’une politique à laquelle le Gouvernement faisait semblant de croire, alors que le pays, lui, abusé par cette fausse paix, y croyait. Le glas de la présence française, c’est-à-dire de l’Algérie, car les accords d’Evian ne soit déjà plus qu’un grain de sable dans le désert, mais ils ont permis d’en finir « d’une manière ou d’une autre ». Le glas de la démocratie morte avec le référendum anticonstitutionnel du 8 avril 1962 qui dessaisissait le Parlement de son rôle. Le glas de l’honneur et de la parole donnée car il nous paraît difficile, à nous Musulmans, d’établir une morale politique sur le mensonge qui a été la seule politique de la France. 

     Alors, vous comprendrez qu’en ce 14 juillet 1962 où, la mort dans l’âme, l’amertume au cœur, je pleure sur ces lignes de l’histoire d’une vie. Oui, je pleure sur mes Harkis fidèles, sur ma terre de l’Ouarsenis, sur les cent-mille Harkis abandonnés, sur les millions de Musulmans livrés au chaos politique, à la famine, aux tortures, sur le 16 mai de la fraternisation, sur mes amis français enlevés et qu’on ne reverra jamais, sur les chaînes des soldats perdus, sur mes compagnons de France qui ont sacrifié leur liberté pour se battre pour nous, sur ce Parlement qui, après m’avoir choisi, m’a chassé, sur la République que les Républicains laissent agoniser. Je pleure sur ces vies consacrées « à part entière » à la France. Je pleure sur l’Algérie française.

“Je pleure sur l’Algérie française.”

    Et pourtant, dans mon dénuement, je retrouve un peu de paix et de confiance dans l’affection de quelques amis de partout qui viennent me voir, dans la compréhension des habitants de Mas-Thibert qui partagent souvent avec les miens le pain et le sel et qui, chaque jour que le Dieu des Chrétiens et des Musulmans fait, viennent nous apporter le réconfort.

    Rien n’est jamais tout à fait perdu quand la foi vous habite et l’heure de la vérité sonnera. Puisse-t-elle ne pas trop tarder car nous souhaitons qu’elle soit aussi pour nos frères musulmans égarés, celle de la réconciliation.


[1] Le communisme.

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