L’opposition kurde : de l’indépendance au fédéralisme
Le Français moyen, s’il se contente de ce qu’il a appris à l’école, même s’il y est allé longtemps, ne sait rien des Kurdes. S’il est un tantinet curieux et intéressé par l’actualité, il a certainement cherché à se renseigner, ne serait-ce qu’en jetant un œil sur Wikipédia. Je suis persuadé que la plupart d’entre nous ne sont pas allés au-delà et je les comprends. Tout est fait pour nous en dissuader. D’abord, parce que la question est trop marginale ; ensuite, parce qu’on ne sait pas grand-chose ; enfin, parce que nos élites médiatiques ne cherchent pas à nous informer, c’est-à-dire à nous faire savoir, mais à nous formater, c’est-à-dire à nous faire croire. C’est ce que la plus grande partie des articles publiés sur ce blog démontre : nous passons notre temps à lutter contre la désinformation.
S’agissant des Kurdes, on vous dira tout d’abord que c’est un peuple descendant des Mèdes. Le problème est qu’on ne sait pas grand-chose des Mèdes si ce n’est que ce sont probablement des Perses, c’est-à-dire des Indo-Européens – autrement dit encore ni des Sémites ni des Turco-Mongols – dont les descendants sont présents sur un territoire immense qui va de la Grèce au Pakistan.
Le Kurdistan : géographiquement et culturellement homogène…
Le Kurdistan (ou « pays des Kurdes ») est presque aussi grand que la France (503 000 km²) et tout aussi massif. Les Indo-Européens « descendants des Mèdes » qu’on appelle aujourd’hui « Kurdes » constituent depuis l’antiquité un peuple distinct, c’est-à-dire un groupement humain partageant les mêmes codes sociaux et usant d’une même langue, en l’occurrence, proche de l’iranien. Homogène sur le plan géographique, le Kurdistan est, politiquement, éclaté non pas « en » mais « entre » quatre états : ses 44 millions d’habitants revendiqués (mais on est sans doute plus proche de 30 millions) sont répartis entre la Turquie (42%), l’Iran (26%), l’Irak (18%), la Syrie (8%), auxquels il convient d’ajouter les quelque 2 millions (6%) de Kurdes de la diaspora.
Les Kurdes sont sunnites à 80 % ; les autres 20% sont partagés entre adeptes de diverses croyances pré-islamiques comme les alévis, les yarsanis, les yézidis, ou chiites comme les druzes ismaéliens, ou encore chrétiennes d’obédience kurde, arménienne ou assyrienne.
…et politiquement éclaté.
Le drame des Kurdes est de n’avoir jamais pu se réunir en un état au sens moderne du terme. On en verra les raisons prochainement, des raisons toujours actuelles qui rendent la question nationale kurde presque insoluble. En effet, les Kurdes sont les oubliés du grand mouvement d’émancipation des peuples initié au début du XIXème siècle dans l’empire austro-hongrois et dans l’empire ottoman. Par la suite, ils furent les principaux oubliés de la politique franco-britannique de démembrement de l’empire ottoman entérinée en 1923 par le Traité de Lausanne. Plutôt trahis qu’oubliés, d’ailleurs, car ce traité fut en retrait de celui signé à Sèvres en 1920 qui avait prévu un état kurde.
Nonobstant, les Kurdes sont, contrairement à ce que les médias tendent à accréditer, très partagés sur la question nationale. D’abord, le PKK, principal mouvement indépendantiste kurde, d’obédience communiste, n’a jamais réussi à se faire apprécier et accepter d’une majorité du peuple kurde[1]. Participant depuis près d’un siècle aux institutions, à la politique et à l’administration de leurs pays respectifs, les Kurdes ont, par ailleurs, développé un sentiment d’appartenance aux nations turque, iranienne, syrienne et irakienne dont ils détiennent la nationalité. L’indépendantisme kurde a fini par n’être plus qu’idéologique (c’était le cas, notamment, du PKK communiste piloté par l’URSS) ou opportuniste. D’ailleurs, ces dernières années, il a beaucoup évolué. Le rêve d’un Kurdistan uni et indépendant a peu à peu été abandonné au profit d’une certaine autonomie des différentes communautés kurdes dans le cadre des états existants avec, en perspective, le projet d’instauration de ce qu’on appelle le confédéralisme démocratique ou apoisme[2].
Selon le pays où ils vivent, les Kurdes n’ont pas le même statut politique. Dans l’Iran de l’après-guerre, les Kurdes soutenus par l’URSS proclamaient en janvier 1946 la République de Mahabad. Mais le retournement des Soviétiques en faveur du gouvernement iranien mettait fin à leurs velléités d’indépendance. Depuis, que ce soit sous le régime communiste de Mossadegh, celui pro-occidental de Mohamed Shah Pahlavi ou celui des ayatollahs, les Kurdes voient leur langue et leur culture reconnues mais, comme toutes les composantes de l’Iran, ils sont et restent soumis au contrôle de l’état central.
En Turquie, qui compte environ 15 millions de Kurdes sur un territoire vaste de 210 000 km² (soit près de 27% du pays), ils constituent à la fois la bête noire et le bouc émissaire du pouvoir. Et ce, depuis longtemps. Le « père » de la Turquie moderne, Mustapha Kemal Atatürk, était un nationaliste laïc formé à la française ; ne voulant connaître ni minorités ni communautés ni religions, il imposa aux Kurdes le modèle commun turc. Ses successeurs s’en tinrent à cette politique et réprimèrent violemment tous leurs soulèvements. Aujourd’hui, les Kurdes ne contrôlent aucune parcelle du territoire turc mais, comme toutes les autres composantes de la Turquie, ils participent activement à sa politique. Et ils sont très imbriqués avec le reste de la population turque du fait de très nombreux mariages “mixtes”.
C’était également le cas de l’Irak sous Saddam Hussein où les quelque six millions et demi de Kurdes participaient à la vie publique. Aujourd’hui, ils disposent officiellement d’un territoire autonome : la Région fédérale autonome d’Irak, concédée par le pouvoir irakien issu de l’invasion américaine. Un territoire que l’Etat islamique, qui a pris puis perdu Erbil mais contrôle Mossoul et son pétrole, leur conteste par les armes.
Au nord de la Syrie, où le régime était le même avant la guerre civile, les Kurdes ont profité du retrait des forces syriennes pour prendre le contrôle de trois provinces limitrophes de la Turquie. La première, le district d’Afrin (172 000 habitants, dont 36 000 dans Afrin même), est située dans le gouvernorat d’Alep ; plus à l’Est, celui de Kobané (Ayn al-Arab, 45 000 habitants avant la guerre civile), théâtre de deux batailles sanglantes : enfin, à l’Est du pays, la province de la Djezireh (en arabe, al-jazayra, l’île[3]), autrement dit le gouvernorat d’Al-Hasaka (entre 1,5 et 3,5 millions d’hab.), limitrophe du Kurdistan irakien autonome. Là, l’armée syrienne est toujours présente mais elle laisse les Kurdes administrer la province, ce qui ne laisse pas de faire planer des soupçons quant à la complaisance du gouvernement syrien.
Les rebelles kurdes de Syrie : deux factions.
En Syrie, la rébellion kurde est divisée en deux tendances qui entretiennent des liens pour le moins tendus. La première est le Conseil national kurde, fondé à Erbil en 2011, il réunit une quinzaine de formations favorables à la création d’un territoire kurde autonome dans le cadre d’une Syrie démocratique. Le Conseil national kurde fait partie de la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (CNFOR). Il est considéré comme une créature du gouvernement turc, ou du syrien, c’est selon, par ses concurrents du Parti de l’union démocratique (PYD, version syrienne du PKK). Mais les deux factions s’entendent pour combattre ensemble les djihadistes d’Al Nosra ou DAECH.
Au sein de la CNFOR, le Conseil national kurde est très marginalisé du fait de l’emprise des Frères musulmans sur la coalition. Par ailleurs, ses dirigeants passent beaucoup de temps à faire de la politique en vue de disputer au PYD le pouvoir dans l’entité kurde indépendante ou autonome censée naître de la guerre civile syrienne.
Le second mouvement est le Parti de l’union démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat – PYD). C’est la branche syrienne du Partiya Karkerên Kurdistan (PKK) ou Parti des travailleurs kurdes, considéré comme terroriste par la Turquie, le Canada, les États-Unis, l’Union européenne, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni. Le PYD dispose d’une branche armée : les Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina ou YPG). Leurs effectifs sont estimés entre 15 000 (BBC) et 65 000 hommes (et femmes).
Enfin, suite à l’intervention russe en Syrie, les Américains ont décidé d’armer et de financer les forces kurdes – ce qu’ils ne faisaient pas jusqu’alors, regroupées au sein d’une nouvelles structure appelée les Forces démocratiques syriennes et comportant le groupes arabe Burkan al-Furat (Le volcan de l’Euphrate), inconnu jusqu’à présent, des tribus et des chrétiens syriaques.
(A suivre)
A lire sur la crise syrienne (du plus récent au plus ancien) :
Et si on essayait la paix ?
Syrie : vers un nouveau Yalta ?
Retour vers le passé : Syrie année zéro
L’Etat islamique : l’ennemi idéal
L’opposition anti-Bachar : nationalistes, islamistes et terroristes
Les belligérants : un État indépendant, des marionnettes au bout d’une ficelle et un électron libre
« Ils » ont menti sur l’Irak et sur l’Ukraine ; « ils » mentent sur la Syrie
Poutine et le nœud syrien
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[1] Le PKK, c’est l’équivalent du FLN algérien.
[2] Fin des nations, fédéralisme communal, autogestion, démocratie directe, économie collectiviste, etc. Un truc qui plairait bien à Onfray et que nous expliciterons plus tard.
[3] Clin d’œil à mes lecteurs algérois.
Bonjour Kader, Je suis depuis longtemps un de vos plus fidèles lecteurs mais reste silencieux sans être circonspect, bien au contraire, admiratif pour la pertinence de vos analyses. Je ne suis pas sûr pour autant de partager votre point de vue sur tous les sujets que vous abordez, car à vrai dire, vous me surprenez souvent, sans jamais me choquer, par votre façon de prendre à contre-pied les médias. J’apprécie particulièrement votre dossier Syrie qui offre de nouveaux éclairages et ont le mérite de ne pas nous faire bêler avec tous les “mutins” de Panurge. Cette référence à Philippe Muray n’est pas anodine car je suis sûr que vous aimerez le redécouvrir dans sa lutte contre “l’Empire du Bien”.
Dans “Chers Djihadistes” (2002), s’adressant aux assassins du World Trade Center, il leur dit qu’ils sont des éléphants arrivant dans un magasin de porcelaine dont les propriétaires ont déjà tout saccagé. C’est cru et cruel pour nous “pov’ cons” d’occidentaux mais tellement criant de vérité que l’on ferait bien de méditer… J’ai beaucoup aimé votre chapitre 4 du dossier Syrie et, restant sur ma faim avec ce chapitre 5, j’attends la suite avec impatience. Encore merci pour votre courage, votre persévérance et votre lucidité.
Merci pour ce commentaire élogieux. Deux choses : 1. que vous restiez sur votre faim après chaque épisode, voilà qui me fait plaisir ; 2. croyez-vous vraiment qu’il y ait eu des “djihadistes”, le 11 septembre 2001 ?
La référence aux djihadistes peut en effet nous paraître anachronique ou utopique à propos du 11 septembre, mais je pense que P. Muray voulait mettre l’accent sur la mise à mal et les dégâts déjà causés par les Américains (et Européens) à leur propre société (pour ne pas parler de civilisation). Il avait déjà disparu malheureusement en janvier 2015 (mort en 2006), mais il aurait pu nous expliquer pourquoi il est vainc de se prendre pour Charlie.
Encore une fois Merci Kader
Tes informations sont nécessaires car très pertinentes.
Merci Kader, j’attends avec impatience la suite!!!l’histoire de cette partie du monde avec un grand “H”.
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