Retour vers le passé : Syrie année zéro
On peut analyser la crise syrienne selon deux perspectives. La première est une perspective politique ; cela consiste à observer les protagonistes sous l’angle de leurs motivations, de leurs projets, de leurs moyens et de leurs soutiens. La seconde est une perspective historique ; c’est une évidence que le présent est toujours déterminé par le passé mais, s’agissant du Levant, c’est mille fois plus vrai encore : les accords Sykes-Picot de 1916[1] sont à la source du chaos syrien d’aujourd’hui. Mais ils n’en sont pas la cause. A la suite de ces accords et, surtout, du Traité de Lausanne de 1923, on a vu une partie des pays du Levant évoluer vers un modèle à l’occidentale, gage, à terme, d’une modernisation. Certes, cette évolution n’a pas été linéaire : beaucoup d’événements ont, depuis 1923, infléchi le cours des choses au Moyen-Orient mais, l’orientation était celle-là. On en citera quelques uns : les indépendances, la deuxième guerre mondiale, les guerres israélo-arabes, la guerre froide. Le résultat de tout cela a été que, jusqu’aux années 80, d’un bout à l’autre de l’univers musulman (sauf en Afghanistan et en Arabie), les femmes vêtues de jupes courtes et le nez chaussé de Ray Ban allaient au bureau en voiture. Aujourd’hui, elles sont obligées de porter des accoutrements qui n’ont jamais eu cours dans leurs pays. Deux drames ont radicalement détourné ces pays de leur marche vers le progrès et la paix : l’invasion de l’Irak par les Américains, suivie par la déstabilisation de la Syrie[2]. Ce que ni le sort fait aux Palestiniens ni la révolution iranienne n’avaient réussi à faire.
J’ai écrit plus haut que les accords Sykes-Picot étaient à l’origine du chaos actuel et non sa cause. On peut aussi bien dire que l’invasion de l’Irak a renvoyé le Levant à ce point de départ. C’est « retour vers la passé » avec, comme dans Retour vers le futur, une volonté des protagonistes de rectifier ledit passé en fonction de ce qu’ils savent du présent, c’est-à-dire du futur de ce passé. (Me fais-je bien comprendre ?) Bref ! L’invasion de l’Irak a – comme la défaite de la Turquie alliée de l’Allemagne en 1918 – créé un vide géopolitique dans lequel chaque partie pousse ses pions. La différence est que, à l’époque, les puissances occidentales faisaient ce qu’elles voulaient et personne ne demandait l’avis des populations locales ; aujourd’hui non plus, d’ailleurs, mais elle le donnent quand même. C’est donc dans cette double perspective politique et historique que nous allons analyser un conflit syrien à mille facettes.
Retour vers le passé
Les belligérants sont, en apparence, du moins, partagés en deux camps : le camp syrien et le camp de la rébellion, sachant que Daech y joue un rôle a part (voir L’Etat islamique, l’ennemi idéal). Dans le camp de la rébellion, il faut distinguer, dans la multitude d’états[3] qui, chacun pour des motifs différents et souvent opposés, soutiennent les factions[4], les puissances régionales, dont l’existence même dépend de l’issue de la guerre syrienne, et les puissances étrangères au monde arabe, qui tirent les ficelles pour des causes géopolitiques, géostratégiques et idéologiques. Dans le camp syrien, on trouvera l’Etat syrien proprement dit et ses soutiens, c’est-à-dire la Russie et, depuis que celle-ci est entrée en action, l’Iran. C’est à dessein que je commence par les ennemis de la Syrie car, à mon sens, étant l’agressée, elle agit en réaction. Il en est de même de ses alliés, la Russie et l’Iran qui, dans la crise syrienne mais aussi dans les autres affaires où ils sont impliqués, sont aussi en défense. Ce qui ne signifie pas, ainsi que les derniers développements de ce mois d’octobre 2015 le démontrent, qu’ils soient sur la défensive.
Parmi les puissances régionales, les monarchies arabes et les émirats du golfe : Arabie saoudite, Qatar, Emirats arabes unis et Bahrein, ainsi que le Koweit, qui n’est pas officiellement présent mais qui joue un rôle trouble, notamment dans le financement des djihadistes du Front islamique et de Daech. L’autre puissance régionale est la Turquie ; elle aussi joue une partition originale en apparence mais en réalité parfaitement logique et cohérente.
S’agissant des puissances occidentales, on a droit au noyau dur de l’OTAN, à savoir les Etats-Unis et leurs alliés traditionnels britanniques (Royaume-Uni, Canada), autour duquel les Français frétillent d’impatience en agitant la queue[5]. Dans leur sillage, la Jordanie, seul état de la région avec l’Egypte à avoir (en 1994) reconnu Israël, et le Maroc, dont je pressens qu’il n’est pas là en tant que pays musulman mais au titre de membre de la mouvance euro-afro-atlantiste qui est en train de se construire contre la volonté des peuples européens.
Guerre civile syrienne : cinq conflits en un.
Tout ce beau monde participe à plusieurs guerres croisées où des oppositions effectives peuvent cacher des alliances objectives et où les coalitions d’aujourd’hui regroupent des ennemis de demain. Il me semble en effet que la Syrie soit le théâtre de cinq guerres où s’opposent : Arabes contre Levantins, islamistes contre laïcs, islamistes entre eux, dynasties rivales entre elles, affrontement de puissances régionales.
Arabes contre Levantins
Plutôt que d’entretenir la fable de la guerre entre sunnites et chiites, les médias (et leurs donneurs d’ordre politiques) seraient bien inspirés de s’aviser qu’il s’agit en réalité d’une guerre entre Arabes ou, plus exactement, entre Arabes et Levantins. Car ce vieux mot entré en désuétude depuis qu’on ne parle plus français en France est le seul qui rende compte de la réalité humaine de cette région. J’ai déjà parlé dans cette série d’articles du caractère cosmopolite de la Syrie (Syrie et Liban). Tout au long d’un vingtième siècle universaliste, ce peuple cosmopolite, multiculturel et multiconfessionnel ne se définissait que par sa langue : l’arabe. Aujourd’hui que règne le communautarisme, et alors que ceux qui font la guerre à ce pays sont des tenants d’un certain islam qui récuse le système multiculturel, il faut que les choses soient dites ou rappelées : la Syrie n’est pas arabe et les Syriens ne sont pas des Arabes. Ce sont en très grande majorité des Berbères et des Grecs plus ou moins arabisés, exactement comme l’ont été les Berbères d’Afrique du Nord, de Lybie et d’Egypte, parce que l’islam des origines, cette religion simple et familière qui n’était rien de plus qu’une mise au clair de leur propre religion[6], était véhiculée par une langue qui leur était elle aussi familière[7]. Et si par malheur les Arabes qui leur font la guerre la gagnaient[8], c’est à une formidable épuration ethnique que nous assisterions.
Islamistes contre laïcs et Islamistes entre eux
Car, comme on l’a vu à l’article « L’opposition anti-Bachar : nationalistes, islamistes et terroristes », toutes les factions qui font la guerre à la Syrie, y compris l’Armée syrienne dite « libre », sont exclusivement ou en très grande partie composées d’islamistes, ou dominées ou noyautées par eux. Evidemment, on vous dira qu’il y a des islamistes modérés… Comme en Turquie ? Toutes les factions sont sous la coupe de pays arabes non démocratiques (il n’y a pas de pays arabes démocratiques). Et toutes, si Al-Assad est chassé (y compris à la suite d’élections), ont à leur programme l’instauration d’un régime islamiste : à la mode des Frères musulmans, à celle des salafistes ou des wahhabistes, mais de toute façon, islamiste, c’est-à-dire basé sur la charia. Ceci n’est pas une interprétation de ma part mais la simple restitution du projet que ces factions ont concocté pour l’après-Assad. Une chose est certaine : si elles triomphent, ces factions entreront dans une concurrence féroce et meurtrière pour imposer leurs propres solutions car la démocratie ne fait pas partie de leur vocabulaire. Certaine d’entre elles, et pas seulement DAECH, pensent que ce concept, comme celui de laïcité, est anti-islamique.
Les Frères musulmans sont l’opposition islamiste historique aux partis politiques arabes séculiers, lesquels les ont écrasés et durement réprimés avant de chuter à leur tour : en Tunisie, en Lybie, en Egypte. Dans ces trois pays, les Frères ont relevé la tête à la faveur des « printemps arabes » et de la chute des potentats locaux. La Syrie est le quatrième pays où ils sont en lutte contre un régime laïc socialiste. Là, à partir de la Turquie et de Doha (Qatar) où siège leur direction, ils avancent masqués dans le cadre de la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (CNFOR), qu’ils contrôlent. Leur projet est, officiellement, une démocratie ayant en partie pour base la charia. C’est l’expérience tunisienne en cours, et c’est aussi, sans le dire, le modèle turc, algérien et marocain. En tout cas, ça ne choque pas les pays arabes du golfe, tous salafistes, qui financent allègrement la CNFOR. Il est vrai que les salafistes y sont très puissants ; d’ailleurs, elle a été créée et présidée par l’héritier d’une vieille famille d’opposants islamistes au régime baasiste, Mouaz Al-Khatib.
De son côté, le Front islamique, qui est la coalition la plus puissante sur le théâtre d’opérations (50 à 80 000 hommes),a annoncé le 17 novembre 2012 qu’il voulait créer « un état islamique dirigé par une choura » (une assemblée de juristes islamiques, comme en Iran, sauf que les Iraniens votent) et « établir la charia[9] comme base du droit [dans lequel] les minorités religieuses et ethniques seraient protégées (ça s’appelle la dhimmitude. NDR) [et] rejetant la démocratie et le nationalisme kurde ».
Enfin, le Front Al Nosra, affilié à Al Qaïda et, officiellement, écarté du Front islamique pour ces raisons, veut, comme DAECH, rétablir le califat et, en attendant, instituer la charia dans toutes les villes conquises (aucune pour l’instant, heureusement !). Il vient de constituer avec Ahrar al-Sham, une des factions du Front islamique, et treize autres groupes armés, une nouvelle coalition (estimée à 30 000 hommes) opérant dans la région d’Alep (Alep, Idleb, Hama, Lattaquié).
Il se trouve que tous les islamistes anti-Assad, à quelque degré qu’ils se situent, ont les mêmes parrains : les pays arabes, c’est-à-dire l’Arabie saoudite, le Qatar, les Emirats arabes unis et Bahrein. Tous ces pays sont dirigés par des dynasties qui, dans le cadre du dépeçage de l’Empire ottoman, doivent leur existence et leur pouvoir aux puissances occidentales, ou, plus exactement, à l’Angleterre. Toutes, à l’exception de la Jordanie, sont dirigées par des clans qui, du point de vue de l’islam, n’ont aucune légitimité pour régner. En effet, les sunnites (ceux qui se réfèrent à la tradition, la sunna) pensent que le calife doit appartenir à la tribu de Mohamed, les Quraïchi ; les chiites sont plus restrictifs encore puisqu’ils considèrent qu’il faut être un descendant à la fois de l’imam Ali et de Mohamed par Fatima, sa fille, épouse d’Ali[10].
Guerre de succession et guerre inter tribale
Or, le monde arabo-musulman n’est pas seulement partagé entre chiites et sunnites mais entre courants dynastiques rivaux . L’Arabie saoudite sous sa forme actuelle n’existe que depuis moins d’un siècle. Sa création fut la conséquence de trois guerres qui ont, pendant cent-cinquante ans, opposé les trois clans les plus puissants de la péninsule : les Quraïch du Hedjaz, auquel appartenait le hachémite Chérif de la Mecque[11] Hussein Ben Ali, les Chammars[12], dont la famille la plus importante, les Al Rachid, régnait sur le Haïl, et les Saoud du Njed. De ces trois clans, les deux premiers sont apparentés au Prophète, mais c’est le troisième qui règne après les avoir défaits en 1924.
Ce, grâce à l’Angleterre qui, après avoir aidé Hussein (cf. la geste de Lawrence d’Arabie), s’est retourné contre lui. En contrepartie, elle confortait sa position dans la région ; en Jordanie où elle venait d’obtenir un protectorat de la SDN (comme la France en Syrie) et, aux marges de l’Arabie, sur les émirats limitrophes du golfe persique (la route des Indes) où règnent encore aujourd’hui des clans non apparentés au Prophète, rivaux puis alliés des Ibn Saoud, dont les plus puissants sont les Al Nahyane à Abu Dhabi et Dubaï.
Or, redisons-le, la tradition ou la règle veut que ne puisse accéder au califat et à la garde des lieux saints de l’islam que les membres de la famille de Mohamed. Pour la première condition, les Saoud s’en sortent en ne parlant jamais de califat ; pour la seconde, c’est plus délicat car ils contrôlent de fait Médine et La Mecque.
Chassé d’Arabie, Hussein ben Ali vit deux de ses fils devenir rois de Jordanie pour l’un (Abdallah) et roi de Syrie puis d’Irak pour l’autre (Fayçal). Ceci n’est pas anodin. Parmi les protagonistes de la guerre civile syrienne, il y a des personnalités favorables au retour de la dynastie hachémite mais aucun courant ne le revendique ouvertement. Pour l’instant ! En revanche, l’appartenance de nombre d’entre eux aux clans ennemis des Saoud n’est pas pour rassurer la dynastie régnante en Arabie. Ce, d’autant que la monarchie jordanienne, hachémite, fait de plus en plus figure de modèle. Il n’est pas exclu que, dans l’avenir, un courant favorable à la restauration de la famille Hussein Ben Ali sur le trône de l’Arabie voie le jour. Ainsi, toutes les conditions sont en place pour une guerre de succession qui, en réalité, se joue déjà en Syrie.
DAECH, lui, ne s’embarrasse pas de subtilités ; il joue à fond la carte de la légitimité religieuse et tribale. C’est ainsi qu’il essaie habilement de récupérer tous les héritages, chiites autant que sunnites, en se choisissant un chef conforme aux prescriptions édictées pour l’exercice du califat. Si, au lieu d’Abu Bakr Al-Baghdadi, issu d’une famille pauvre, DAECH s’était choisi un membre de l’élite hachémite comme chef, je crois qu’il pourrait gagner son pari. Mais il n’est pas exclu que l’idée lui en vienne.
Guerre par procuration entre puissances régionales
Depuis 1978 et la déposition du shah d’Iran par les ayatollahs, l’Iran et l’Arabie Saoudite rejouent la Guerre froide. La guerre civile syrienne, c’est aussi cela…
(A suivre)
A lire sur la crise syrienne (du plus récent au plus ancien) :
Et si on essayait la paix ?
Syrie : vers un nouveau Yalta ?
L’opposition kurde : de l’indépendance au fédéralisme
L’Etat islamique : l’ennemi idéal
L’opposition anti-Bachar : nationalistes, islamistes et terroristes
Les belligérants : un État indépendant, des marionnettes au bout d’une ficelle et un électron libre
« Ils » ont menti sur l’Irak et sur l’Ukraine ; « ils » mentent sur la Syrie
Poutine et le nœud syrien
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Bonjour et merci Kader!
Je commence à y voir un peu plus clair! Mais alors que les êtres humains sont compliqués.Nous vivons et mourrons tous sur cette même terre et nous trouvons moyen de compliquer notre existence. Les animaux n’ont pas ces problèmes: ils tuent pour se nourrir ou parce qu’ils ont peur c’est tout. Ils ne tuent pas pour le plaisir de tuer et la plus part du temps ils fuient l’affrontement!
Très, trop compliqué pour que je comprenne en quelques explications. Mais merci quand même Kader, çà me parait légèrement plus clair, quoique…
Merci pour cette analyse très fine, qui remet les choses en place. Seul un homme de “l’intérieur” est capable d’un tel exposé.
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