La dernière sortie de Jean-Marie le Pen est unanimement analysée comme un dérapage antisémite et une provocation pour nuire à sa fille. En réalité, elle résulte d’un diagnostic lucide qu’il porte sur la situation politique française et sur l’incapacité du FN à y remèdier.
« Gardez-moi de mes amis ; mes ennemis, je m’en charge ! »
Finis, les mamours…
Marine Le Pen est face à la quadrature du cercle : comment le FN peut-il gagner des nouveaux électeurs au centre sans en perdre à l’extrême ? La réponse est simple : il ne peut pas ! Mais, apparemment, seul son père, Jean-Marie Le Pen, en est conscient. Et, comme il n’a pas l’habitude de laisser faire à d’autres ce qu’il sait très bien faire tout seul et que, d’ailleurs, ils ne veulent pas faire, il s’en charge lui-même. A sa façon tout en délicatesse.
Plus sérieusement, avec la nouvelle sortie plus que douteuse du Menhir, c’est une véritable stratégie politique qui s’exprime. La « dédiabolisation » opérée par Marine Le Pen et ses amis est jugée trop radicale (c’est un comble !) par les historiques du FN. Le balancier va beaucoup trop loin pour les conservateurs du parti mais pas seulement pour eux. Par exemple, ils sont d’accord à la rigueur pour faire des risettes aux Gaullistes mais, de là à fleurir la tombe du Général de Gaulle, il y a un pas qu’ils ne peuvent franchir. Se montrer tolérant sur ce qu’ils jugent comme des dérives de comportement « anormales » ? Ok, mais, de là laisser s’installer le communautarisme au sein même du FN…! Se montrer modéré face aux réformes sociétales touchant aux fondamentaux philosophiques de la Droite traditionaliste qui fait le cœur de l’électorat FN, à la rigueur, mais s’abstenir de les combattre ne passe pas. C’est ainsi que le refus de participer au mouvement « Manif pour tous », qui résulte de la prégnance d’un lobby homosexuel au sein même du FN et la promotion d’un Florian Philippot au rang de favori investi d’un pouvoir d’orientation infini, est sans doute à l’origine du ras-le-bol des Historiques du parti. Je ne pense pas m’avancer trop en disant que le fait par celui-ci de fleurir la tombe du Général De Gaulle a été comme la goutte qui fait déborder le vase.
Mais alors, pourquoi ne réagir que maintenant ? La réponse tient dans le calendrier électoral. Aussi étonnant que ça puisse paraître aux anti-FN primaires, Jean-Marie Le Pen, Bruno Gollnisch et les autres ténors moins connus du parti pratiquent en son sein une véritable démocratie. Chacun a pu en juger lorsque Marine Le Pen en a été élue présidente et plus encore par la façon dont elle a pu mener sa politique sans entrave connue. Personne ne l’a contestée et Bruno Gollnisch, notamment, s’est montré parfaitement discret et loyal. Les résultats des élections municipales et européennes étaient sans nul doute investies du rôle de juges de cette politique. Or, tout n’a pas été dit sur ces résultats mais ça n’a pas pu échapper à la direction du FN.
D’abord, les Municipales de mars dernier. La spectaculaire conquête de onze villes (et non douze car Béziers est tombée entre les mains d’un gauchiste repenti qui a réalisé une OPA sur l’électorat FN avec une étonnante complaisance des dirigeants du parti) a été abondamment commentée, évidemment. Ce qu’on a moins dit, c’est que cinq d’entre elles l’ont été au second tour à l’issue d’une triangulaire, quatre au second tour après une quadrangulaire, une seule, au second tour également, au prix d’un duel et une, Hénin-Beaumont, au premier tour, après une triangulaire, le tout, avec un score moyen inférieur à 25%. Les seuls édiles élus franchement et sans l’aide des divisions adverses sont des anciens « amis » du FN reniés par lui : Jacques Bompard triomphalement réélu à Orange avec 59,82 % des voix et son épouse Marie-Claude réélue au deuxième tour avec 55,35 %. Steeve Ribois lui-même, tout auréolé de son élection à Hénin-Beaumont au premier tour a échappé de justesse au second qui l’aurait sans doute éliminé. Comme Marine le Pen aux législatives de 2012 dans la même circonscription. Total : les Municipales de mars 2014 ont été une véritable victoire mais sûrement pas le triomphe qu’on a dit.
Jean-Marie reprend la main à sa façon.
Ensuite, les Européennes. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois. Le FN a réalisé le meilleur score de son histoire parce que les partis européistes ont subi leur plus belle déculottée… infligée par les abstentionnistes et non les listes FN ! La preuve, c’est que, sur les 6 421 426 d’électeurs qui ont donné leur suffrage à Marine Le Pen, 1 708 965 ne lui ont pas renouvelé leur confiance deux ans plus tard. Certes, le FN a, en pourcentage, perdu moitié moins d’électeurs que ses concurrents mais le fait est là : l’électorat FN n’est pas plus fidèle que les autres.
…Jean-Marie reprend la direction des affaires !
Le leçon à tirer de ces deux scrutins est, ce que je répète depuis des années, que le FN n’arrive pas à constituer une véritable alternative, crédible et fiable sur la durée, aux partis en place. Sa stratégie hégémonique, associée depuis deux ans à un comportement hiératique, n’est pas de nature à convaincre les Français de sa capacité à résoudre leurs problèmes et ceux de la France. Apparemment, certains au FN, dont son fondateur, sont également de cet avis. Et, si on en croit sa sortie d’hier, le long délai accordé à Marine Le Pen et à son équipe pour faire ses preuves touche à sa fin.
J’ai dans l’idée que Jean-Marie Le Pen n’a pas du tout envie de continuer à regarder son parti baladé par des néo-Chevènementistes en mal de reconnaissance auxquels le souverainisme ouvre les portes du mouvement patriotique, et prêts à renoncer au socialisme mais pas à leurs lubies sociétales. Lassé de voir le FN patauger dans un marais idéologique incompréhensible des Français, il opte pour le retour aux fondamentaux : peut luit chaut un électorat bien-pensant sans idées et sans saveur qui, de toute façon, le snobe et se dérobe, pourvu que ses ouailles lui restent fidèles. Sa fifille a assez joué avec son FN ; il en reprend les rênes. Pas à pleines mains, évidemment, car ça ne passerait pas, mais par l’influence, par l’expression publique. Et, ça se sait moins, en jouant du fait que c’est lui qui tient les cordons de la bourse.
Il aurait pu régler ça en interne ou dire publiquement qu’il n’est pas d’accord avec les orientations du parti mais ça aurait fait trois lignes dans la presse et deux minutes à la télé. Il a préféré le billard à trois bandes du dérapage antisémite qui lui permet d’avoir le maximum de couverture médiatique. Ce faisant, il passe par la solution la plus trash en s’en prenant à des Juifs français qui n’ont aucune influence politique. Que Patrick Bruel soit sioniste, je ne dirais pas que c’est normal car je conçois l’appartenance nationale comme une allégeance unique et exclusive de toute autre, mais ça peut, à la rigueur, parfaitement se comprendre de la part de quelqu’un dont les opinions n’ont aucune prise sur le sort de la France1. S’en serait-il pris à une personnalité politique juive que le message eût été d’une autre portée.
Mais les médias s’y seraient beaucoup moins intéressés. Plus Jean-Marie Le Pen fait de la politique, moins il doit avoir l’air d’en faire. En visant Bruel, non seulement il donne libre cours à son tropisme antisémite mais il nous en livre les clés de compréhension, pour qu’on ne risque pas de se méprendre. Jean-Marie Le Pen est antisémite mais, en plus, il veut que ça se sache ! Et il sait que ça se saura parce que les médias, qui n’ont que faire du débat politique proprement dit, le relaieront d’autant mieux qu’il sera provocant.