Suite à l’attentat du lycée français de Kaboul (2/2).

Les pays musulmans ont besoin de Kemal Atatürk et de Bourguiba, pas de théâtre français.

Mustapha Kemal Atatürk, un modèle pour les nations musulmanes que les patriotes français devraient adopter.

Mustapha Kemal Atatürk, un modèle pour les nations musulmanes que les patriotes français devraient adopter.

    Mustapha Kemal Atatürk est, chez les Musulmans « progressistes »[1], la référence absolue. Il est aujourd’hui le type de personnage qui pourrait faire sortir l’Afghanistan de son moyen âge. Il est vrai que ce grand admirateur de Napoléon eut un parcours hors normes. Eduqué dans des écoles militaires[2] où, orphelin de père, il s’était inscrit dès l’âge de douze ans en cachette de sa mère parce que rétif à l’enseignement d’un pope grec et à celui, coranique, d’un imam en Arabe, il y acquit une formation européenne et y découvrit les grands penseurs français et anglais. A vingt ans, Mustapha Kemal lisait la presse française dans le texte. En deux mots, c’est de civilisation européenne qu’il rêvait pour son pays. Ce tropisme français le dressa très tôt contre l’influence allemande en Turquie et à la germanophilie de ses dirigeants qui poussèrent leur chef Enver Pacha à s’allier avec  la Triplice (Allemagne, Autriche, Italie) en 1914.

    Mais la formation occidentale et l’admiration pour son modèle politique ne suffisent pas à faire de Mustapha Kemal un modèle pour l’Afghanistan. Il y faut de plus la légitimité politique. Or, dans un pays en guerre, elle ne s’acquiert que par la guerre. De ce point de vue, Kemal est le modèle parfait. Chef militaire doué, il n’a, comme Constantin (Invictus), connu aucune défaite, sauf à la bataille de Megiddo en Judée où une division du Général allemand Sanders fut forcée à la reddition par l’aviation franco-britannique. Mais, sous le commandement de Kemal, les survivants de la 7ème armée dispersés furent regroupés et repliés sur Alep pour bloquer l’avancée des Alliés sur l’Anatolie. Cette précision n’est pas innocente : Mustapha Kemal, qui a servi dans tout l’Empire, de la Serbie à la Lybie, a très vite développé un nationalisme turc complètement débarrassé de ses scories impérialistes[3]. C’est pour la défense de sa patrie, la Turquie, qu’il développa une énergie farouche. C’est la Turquie qu’il  voulait sauver, pas l’empire ottoman. Le siège d’Alep fut interrompu par la signature de l’armistice à Poudros le 30 octobre 1918.

    C’est dans les trois années qui suivirent, alors que l’empire ottoman, à genoux, était voué au partage entre les puissances occidentales, que le génie militaire, diplomatique et stratégique de Kemal Pacha s’exprima pleinement. Ce, dans une perspective nationale et avec une certaine clairvoyance politique qui lui permit d’exploiter au mieux les intérêts divergents des puissances occupantes.

    L’armée ottomane dissoute, Kemal, démobilisé, ne parvint pas à convaincre le Sultan Mehmet VI de résister. Et aucun parti politique ne le soutint dans son entreprise jusqu’à ce que la divulgation des termes des accords Sykes-Picot de démantèlement de l’empire ottoman (qui devait ramener la Turquie de 3 400 000 km² à 783 000 km²) décide enfin les députés turcs, menacés de prison par les Britanniques, à le rejoindre en décembre 1919. C’est alors que commença la geste kémaliste avec ce que les Turcs appellent la Guerre d’Indépendance. A partir de cette date[4], Kemal Pacha gagna toutes les guerres dans lesquelles il engagea son pays.

    Pour mémoire, les accords Sykes-Picot de 1916 avaient décidé de partager l’empire entre la Grande Bretagne, la France, l’Italie, la Grèce et la Russie. Celle-ci sortie du jeu en 1917 et remplacée par l’Arménie, le pacte fut mis en place sous couvert de la SDN par le Traité de Sèvres du 10 août 1920. La Grande Bretagne reçut mandat sur la Mésopotamie (Irak, Koweït) et la Palestine (qu’elle avait promises en 1915 au shérif[5] Hussein de La Mecque) ; la France obtint, comme prévu, celui sur la Syrie et le Liban. Mossoul et le Kurdistan irakien, dévolus aux Français par les accords secrets pour faire tampon entre la zone sous influence russe et la zone britannique, furent, le danger russe écarté, finalement occupés par les Britanniques. Quant à la Cilicie, au Nord-Ouest de la Syrie, elle devait la conquérir. Le Kurdistan turc reçut son autonomie et l’Arménie turque fut rattachée à l’Arménie indépendante. A la Grèce revenaient la Turquie européenne (Thrace orientale) et la Ionie, l’antique Grèce d’Asie, ou Asie mineure. Quant aux Italiens, il obtinrent, sur le papier, toutes les autres provinces asiatiques de la Turquie. Seules restaient à celle-ci la Cappadoce, la Mysie et la Bithynie, avec Istanbul, soit 23% de son ancien territoire.

    En deux ans, la Turquie nouvelle, après la désagrégation de l’armée du Calife et en se désintéressant des régions arabes, affrontait et battait chacun des pays concernés par ce découpage, signait un traité avec chacun d’eux et récupérait ses territoires : l’Arménie de septembre à novembre 1920 ; en Janvier 1921, la France, qui renonce dix mois plus tard à la Cilicie ; l’Italie dans la foulée, dès mars 1921. La guerre contre la Grèce fut plus longue, deux ans, et plus acharnée. L’armistice fut signé le 11 octobre 1922. L’issue en avait été rendue possible par la conjonction de plusieurs facteurs parfaitement exploités par un homme prédisposé et formé à cela.

    Féru de culture et façonné par ses lectures françaises, admirateur de Napoléon, Mustapha Kemal avait très jeune compris et adopté le mode de pensée occidental. Dans son engagement politique, il était entouré d’hommes (les Jeunes Turcs) envieux du modèle politique français. C’est donc parfaitement armé pour comprendre la psychologie des élites politiques impliquées dans l’affaire turque qu’il conduisit son entreprise, d’abord de résistance à l’occupation, ensuite de construction d’un état moderne. En l’occurrence, il sut jouer des rivalités internationales, notamment entre la France et la Grande-Bretagne, celle-ci, il faut bien le dire (perfide Albion !) particulièrement portée aux coups bas (l’occupation de Mossoul d’abord promise à la France, le soutien à une Grèce revancharde) et à tout promettre à tout le monde sans rien tenir. Isolée face aux puissances, la Turquie s’était tournée vers une Russie ostracisée qui lui fournit une aide intéressée.

    C’est ainsi que, renonçant à une suzeraineté discutée sur des Européens et des Arabes, naquit un état-nation  composé de peuples unis par une même langue et partageant les mêmes mœurs. Un état dans lequel Mustapha Kemal put donner la mesure de son “réformisme radical” : abolition du califat (1924) ; remplacement de la loi coranique par le code civil suisse, le code pénal italien, le code criminel français et le code de commerce allemand ; interdiction de la polygamie et de la répudiation, institution du mariage civil et du divorce ; substitution du calendrier grégorien au calendrier musulman (1926) ; adoption de l’alphabet latin[6] (1928), instauration de l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque ; suppression de la référence à l’Islam dans la constitution turque et interdiction de ses signes les plus voyants, dont le port du fez pour les hommes et celui du voile pour les femmes (1925). En 1935, le dimanche comme jour férié remplaçait le vendredi, celui-ci restant le jour non férié de la prière commune. Mais la réforme qui a le plus marqué notre mémoire est le droit de vote et l’éligibilité accordés aux femmes en 1934, soit dix ans avant la France.

    Mustapha Kemal Atatürk a inventé la réforme radicale. Il a, dans les pays musulmans, inspiré bien des personnages. Parmi eux, Habib Bourguiba, le président tunisien, dont l’œuvre permet aujourd’hui de faire que la Tunisie soit le pays musulman le plus « avancé » selon les normes occidentales.

    C’est de Kamal atatürk et de Bourguiba que les pays musulmans ont besoin, pas de Bush, ni de missiles occidentaux ni de théâtre français. Et c’est d’un nouveau Commandant Massoud que l’Afghanistan a besoin.

_______________

[1] Je mets toujours des guillemets à « progressiste » car ce mot sert trop souvent à se hausser soi-même en dénigrant celui qui ne pense pas comme soi.

[2] De 1893 à 1905 : Collège militaire de Salonique puis lycée militaire de Monastir puis Ecole de Guerre et Académie militaire d’Istanbul dont il sortit capitaine.

[3] C’est cela que j’appelle le nationisme : l’amour de sa patrie et le respect de celle des autres.

[4] Ne cherchez pas dans les manuels scolaires. Il n’en est pas question.

[5] Seigneur descendant du prophête Mohammed. Hussein était roi du Hedjaz. Il fut renversé en 1924 par Abdelaziz Al Saoud dit ibn Séoud, le fondateur de la dynastie actuelle (Séoudienne d’où Arabie Saoudite).

[6] Convoqué par le président qui lui demande de remplacer l’alphabaet arabe par le latin, le ministre de l’instruction publique s’écrie que ce ne sera pas possible. Il s’entend alors répondre : « Vous avez un mois ! » Le délai fut tenu par un décret qui institua l’écriture phonétique.

 

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11 Responses to Suite à l’attentat du lycée français de Kaboul (2/2).

  1. sandeaux says:

    Kader,
    En tant que petit-fils et fils de Grecs Anatoliens, je ne suis pas d’accord sur le terme la Grece revancharde, la Grece voulait tout simplement recuperer une partie de la Grece Antique. Les Ottomans ayant massacre, deporte les populations pour faire table raz de l’orthodoxie. Dans cette affaire, les jeunes Turcs etaient loin d’etre des anges, se rappeler de la chute de Smyrne et de la fin dans le sang de l’hellenisme.

    • MORIN says:

      Il fallait à tout prix éviter les revendications grecques pour un retour dans la mère-patrie des territoires conquis par “le fer et le feu” par des envahisseurs peu regardants sur les manières. Le dernier acte sur cette main-mise fut la transformation de l’admirable Sainte-Sophie, pourtant devenue mosquée, en musée, coupant ainsi court à toute revendication. Kemal avait dû se souvenir que l’Espagne avait mis 8 siècles pour se débarasser des envahisseurs musulmans et la Grèce continentale 500 ans pour en faire autant.
      Quant à Massoud, il semble me revenir, dans un reportage télé qui lui était consacré, avoir vu pas mal de femmes “burquées” dans son entourage.
      Comme quoi tout peut être relatif!

  2. massadin says:

    Bonjour cher Kader,
    merci de cet exposé. Kemal avait une notion de la réforme au service de sa nation qui fait rêver..
    Mais que le premier qui voit quelqu’un (ou quelqu’une) qui lui ressemble nous le signale bien vite. Il y a urgence..
    Cordialement

  3. Robert says:

    Merci pour cet exposé fort instructif. On mesure bien la vacuité actuelle de nos “élites” !

  4. nitard says:

    Monsieur,
    Article très intéressant.

  5. MASSON Richard says:

    Cher Kader Hamiche, j’ai été ravi de lire cet exposé ! Une partie de l’histoire méconnue que vous venez de mettre à jour; Merci de tout vos écrits.

  6. Clark says:

    Excellent article à propos d’Atatürk et le réalisme de l’auteur. Il faut un (ou des) homme(s) d’état à la tête des nations en guerre et non des chefs de guerres obscures alimentés par des fonds des services secrets.
    Atatürk a fait la guerre pour imposer sa paix et sa république. Les 70 millions de turcs d’aujourd’hui doivent leur carte nationale d’identité à un seul homme.
    Après la grande guerre, devant le monument aux morts des Dardanelles son discours est d’une dimension sans égale. En s’adressant aux familles des Anzacs (Australiens et Néo-zélandais) tombés sur le champ de bataille, voici un extrait de son discours : « À ces héros ayant versé leur sang et perdu leur vie en cet endroit. Vous dormez désormais en terre amie. Reposez en paix. Il n’y a plus de différence entre les Mehmets et les Johnnies, enterrés côte à côte sur ce sol qui est leur. Et vous, les mères qui envoyèrent vos enfants vers ces pays si lointains, séchez vos larmes, vos fils reposent en paix en notre sein et après avoir perdu leurs vies sur cette terre, ils sont devenus, à leur tour, nos enfants. »
    Il n’est pas étonnant que les anglo-saxons l’ont désigné comme le plus grand homme d’état du vingtième siècle.

  7. sandeaux says:

    Rappelons nous aux exactions commises par l’armee turque avec la benediction d’Ataturk, le 13 septembre 1922 lors de la chute de Smyrne, des pillages et meurtes organises dans le but de chasser de l’Anatolie plus d’un million de Grecs en les deportant, 500 000 d’entre eux ne survecurent pas Leur disparition n’etant pas planifiee, mais implicitement souhaitee. Le but de ce genocide grec, dont perit lentement l’Hellenisme anatolien, etait l’extermination des chretiens d’Orient……..

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