Marine Le Pen taclée sur l’Europe par Alain de Benoist.

    Je viens de lire dans Boulevard Voltaire un entretien de Nicolas Gauthier avec Alain de Benoist, le « penseur » de la Nouvelle Droite, à propos de l’Europe des Régions. Apparemment, les positions de Marine Le Pen sur la réforme territoriale et sur l’Europe ne lui conviennent pas.

L’Europe des Régions est une régression.

Empire_Français_1812                                                                               L’Empire français de 1812, dernier exemple connu d’Europe politique.

    A la lecture du court, trop court, entretien avec Alain de Benoist publié par Boulevard Voltaire ce 18 juin, il semble que l’un des principaux théoriciens français de la Nouvelle Droite, l’inventeur du concept de « pensée unique », n’ait pas vraiment creusé la question. C’est évidemment une boutade car l’Europe, tant comme construction politique que comme civilisation, est une de ses préoccupations majeures. Mais il participe à un débat sur la réforme territoriale sans se poser la question de ses fins cachées. La raison est qu’il est favorable à l’Europe parce que, selon lui, une identité européenne résulte naturellement de l’existence d’une civilisation européenne.   

    Alain de Benoist est un Européiste convaincu et c’est bien là où le bât blesse. La croyance en une civilisation européenne débouchant logiquement sur une nation européenne est une pure chimère, basée, de surcroît, non sur la réalité historique mais sur une mythologie. En effet, jamais, dans l’Histoire, l’Europe n’a existé, même au stade d’abstraction, en tant que Peuple, de Nation ni, moins encore, d’État. Et elle n’a même jamais existé de manière empirique ou accidentelle, si je puis dire, c’est-à-dire comme réalité politique non préalablement conçue ou imaginée. L’Europe a toujours été un « projet » d’autocrate, jamais une idée née de l’aspiration des Peuples. Les seules fois où elle a ressemblé à autre chose qu’une géographie, sous l’Empire romain, sous Charlemagne, sous Charles Quint et, pour la dernière fois, sous Napoléon, ce fut toujours sans les Peuples, quelquefois malgré eux et, souvent, contre eux. Ce fut d’ailleurs toujours, de la part de ces souverains, en vue d’étendre leur territoire et d’augmenter leur puissance, jamais sur des bases philosophiques ou idéologiques.

    Bonaparte eût pu y réussir. Fort de l’héritage d’une Révolution française qui avait su conquérir le cœur de bien des Européens[1], il put, un temps, flatter leur fierté d’appartenir à un Empire français dont les cent-trente Départements et les royaumes associés recoupaient pratiquement tous les territoires européens de l’Empire romain à l’exception de l’Angleterre (l’antique Bretagne), de la Grèce ottomane, et des possessions autrichiennes[2]. Mais, pour que cela devienne une réalité tangible et positive, il eût fallu à Bonaparte renoncer à devenir Napoléon et, conscient de cette aspiration diffuse des Européens à se constituer en Nation, qu’il se montrât équanime, bienveillant et soucieux d’instaurer une égalité totale entre eux. Au lieu de quoi, il exploita et affama les peuples en les obligeant à participer plus que de raison à sa politique antibritannique de Blocus continental. A cause de cela, non seulement il manqua la cristallisation des Européens en une nation unique à laquelle ils étaient disposés, mais il provoqua en réaction la naissance du nationalisme allemand et la renaissance du nationalisme italien (Risorgimento).

L’État-Nation, invention révolutionnaire.

    La Révolution française n’a inventé ni la Nation ni le Peuple mais la Nation-Peuple, prémices de l’État-Nation. Avant elle, quand Louis XVI parlait de « ses » peuples, peu lui importait qu’ils fussent différents et variés, qu’ils ne fussent pas de même culture et ne parlassent pas la même langue puisque lui seul, monarque de droit divin, détenait la légitimité institutionnelle, certes contestée à l’occasion (d’où les Parlements et les États généraux) mais réelle, et tous les pouvoirs qui vont avec. Que ses « peuples », composés de sujets et non de citoyens, ne parlent pas la même langue ne le préoccupait pas puisqu’ils n’avaient pas la parole. De plus, il pouvait en disposer à son gré puisqu’ils étaient attachés à un territoire qu’il pouvait aliéner, donner en fief ou en dot, vendre, céder à volonté sans que cela lui soit reproché. La cohésion « nationale » se réalisait sur sa personne, autour de lui, et non autour d’une idée abstraite appelée « Nation », matérialisée par des populations homogènes, partageant les mêmes us et coutumes et parlant la même langue, sur un territoire bien défini et inaliénable.

    La Révolution française, dont l’influence s’exerça sur l’ensemble de l’Europe et du monde, ayant introduit la notion d’égalité en droits et en devoirs de tous les citoyens vivant  dans le cadre de ce nouveau modèle de société, il était naturel que les structures politiques et administratives soient réformées. D’où le remplacement des circonscriptions administratives d’Ancien Régime (généralités, gouvernements, parlements, diocèses) par des Départements subdivisés en districts, cantons et communes, et d’où la création de Municipalités démocratiquement élues pour gérer celles-ci. Mais ces nouvelles circonscriptions n’étaient pas qu’administratives ; elles étaient aussi politiques. Elles étaient censées se gouverner elles-mêmes, au moins pour ce qui regardait les affaires locales. Autrement dit, la préoccupation démocratique habitait les Constituants ; c’est la réalité, modelée par les rivalités et les passions politiques, qui en décida autrement. La victoire des Montagnards sur les Girondins fédéralistes (à laquelle le jeune capitaine puis commandant Bonaparte prit part à Toulon) en 1793 mit un terme au système décentralisé institué par la Constitution du 3 septembre 1791 d’où naquit la Première République française.

La tentation fédéraliste.

    Et c’est probablement à ce système qu’Alain de Benoist se réfère avec nostalgie quand il parle, dans son entretien avec Nicolas Gauthier, du fédéralisme à la façon de Johannes Althusius, qui « répartit la souveraineté à tous les niveaux » d’organisation d’un pays, selon « la règle de la compétence suffisante ». Une solution qu’il oppose au jacobinisme républicain qu’il voit comme une résurgence de l’absolutisme monarchique. C’est une opinion respectable en soi, évidemment, mais qui ne tient pas compte de deux réalités : la première, historique, est, comme on vient de le voir, que l’instauration d’un système fédéral n’a pas été possible au moment où elle a été tentée ; la seconde est que l’Histoire a démontré par la suite que le fédéralisme ouvrait la porte, d’abord au retour du féodalisme, ensuite aux tentations sécessionnistes, c’est-à-dire au danger de morcèlement de l’État-Nation composé d’individus citoyens. Une leçon que le législateur a très vite retenue puisque Bonaparte/Napoléon 1er, dans son œuvre législative, a mis ses pas dans ceux de la Constituante et que ses successeurs, les Socialistes de 1871 pas plus que le très « réactionnaire » Charles X, n’osèrent jamais aller au bout de leurs tentatives de fuite en avant ou de retour en arrière.

    Par ailleurs, Alain de Benoist voit dans le fédéralisme un obstacle au pouvoir centralisateur réputé absolutiste. Du coup, il appelle de ses vœux rien moins que des Régions, considérées comme « des entités dont l’identité repose d’abord sur l’histoire et la culture, non comme des territoires technocratiques ou des fiefs électoraux », dotées de Parlements. En cela, nonobstant le vœu pieux, il se trompe : la tentation absolutiste existe à tous les niveaux ; la dérive féodale des Présidents de Régions à la française en est une démonstration[3]. Quant à la garantie d’une meilleure gestion sous prétexte d’une plus grande proximité avec les administrés, les preuves manquent. Je dirais même que cet argument plaide plutôt en faveur des Départements.

Si la Nation réside dans les Régions, quid du patriotisme ?

    Plus intéressante est l’idée que la Nation et la citoyenneté ne sont pas la même chose : la première résiderait dans les Régions, la seconde dans l’État. Mais alors se pose la question du patriotisme. Si les Régions sont le réceptacle du sentiment national, alors elles sont aussi celui du patriotisme. L’État, dans ce cas, ne serait plus qu’une solution politique (un peu) et administrative (beaucoup) sans âme. Du reste, l’identité est à la fois inclusive et exclusive. Si les Bourguignons se sentent liés par une même « histoire » et une même « culture », ils se considèrent comme différents de tous les non-Bourguignons. Corollaire, si la nationalité et, donc, le patriotisme, résident dans les Régions, alors, il n’y a plus de raison pour que les Bourguignons se sentent liés à leurs voisins Francs-Comtois ou, à plus forte raison, aux Bretons. De là à déduire qu’ils n’en seraient plus solidaires, il y a un pas que je franchis volontiers.

    Et que dire des métèques, c’est-à-dire des Français venus d’ailleurs, qui aiment d’autant plus leur pays qu’ils l’ont choisi. Je ne parle pas, évidemment, de ceux à qui on distribue la citoyenneté en même temps que les droits sociaux uniquement pour entretenir artificiellement une démographie censée garantir l’avenir du pays. Je parle de ceux qui, nés sur des terres étrangères, sont reconnaissants à la France de les avoir reçus quand ils fuyaient la faim et la dictature qui régnaient chez eux. Les Régions jalouses de leur « identité » régionale sont-elles le cadre le plus propice à leur intégration ? J’en doute !

    Et que faire des Français nés sur un territoire que la France a perdu, abandonné ou, même, livré à ses ennemis ? Que dire des « Rapatriés » ? Que dire des Français « par le sang versé » ? A quelle patrie régionale les rattacherait-on, ceux qui ont perdu leur patrie algéroise, oranaise, blidéenne, ghardaienne, bougiote, constantinoise, bônoise, kabyle, aurésienne, etc. ? Et celui qui, quittant sa « patrie » corrézienne pour trouver du travail à Saint-Denis (93)[4], bénéficierait-il automatiquement d’un titre de séjour définitif ? Et combien de temps devrait-il attendre pour obtenir sa nationalité dyonisienne ?

Le régionalisme contre l’État central.

    Alain de Benoist ne voit pas en quoi le renforcement politique des Régions nuit à la puissance de l’État central. Il récuse, et il a tort, l’idée que les pouvoirs donnés aux unes sont autant de pris sur ceux de l’autre. Ou, plus exactement, il trouve bon que les Régions, qui sont, selon lui, le siège d’une véritable identité nationale, soient dotées de pouvoirs politico-administratifs importants et, même d’une pleine souveraineté. Du coup, il le nie mais c’est induit par son raisonnement, il ne voit, en réalité, aucun inconvénient à ce que l’État central disparaisse au profit d’une Europe supranationale constituée de Régions puissantes. Du coup, faisant référence à Marine Le Pen, à son combat anti-européen et à son hostilité au régionalisme, il admet la mise en cause de l’Union européenne telle qu’elle est mais pas le refus de l’Europe des Régions. Ça me fait penser aux Communistes qui refusent d’admettre que le mal est consubstantiel au Communisme et reportent son échec universel et dramatique sur ceux qui l’ont, mal selon eux, mis en œuvre. D’ailleurs, Alain de Benoist ne voit pas, ou il fait semblant de ne pas voir, que c’est une Europe des régions transnationales qu’on nous prépare, pas une Europe des Régions nationales.

    J’ai écrit ici-même que la réforme territoriale n’est qu’une étape vers l’Europe des Régions transnationales et qu’elle participe du projet de grignotage de la souveraineté des Nations par le haut et par le bas (lire). Les prétextes avancés pour l’accélérer sans même en discuter ni, moins encore, consulter les Français, seraient franchement risibles si, justement, ce projet n’était pas si dangereux pour la France. S’il suffisait de redimensionner les collectivités territoriales pour les rendre plus efficientes, le monde entier le ferait. Au lieu de quoi, les Nations démocratiques (je ne parle pas des autres) vivent en entretenant soigneusement ce que l’Histoire leur a légué, et en s’abstenant, à chaque fois que le pouvoir change de mains, de triturer leurs institutions forgées par des siècles de tâtonnements et de pratique. Depuis sa création en 1949, l’Allemagne n’a pratiquement jamais touché à son organisation politico-administrative en dix Länder, et, lors de la réunification de 1990, elle a purement et simplement intégré les cinq de la RDA. Depuis, elle se satisfait parfaitement d’états aussi disparates en taille et en population que la Sarre (1 millions d’habitants sur 2 600 km2 et un PIB de 28 Mds€) et la Rhénanie-Palatinat, dans laquelle elle est enclavée, quatre fois plus peuplée et plus riche, et huit fois plus étendue, ou la Bavière (12,5 millions d’habitants, 70 550 km2 et 442 Mds€ de PIB). Est-ce que les Allemands envisagent une réforme territoriale parce que la Sarre n’est pas assez grande, pas assez peuplée et pas assez riche en comparaison de ses voisins ? Non ! Les Euro-Régionalistes, qui citent souvent l’Allemagne des Länder en exemple, sans d’ailleurs dire qu’elle sortait soixante-dix ans d’autocratisme guerrier, se gardent bien de le rappeler.

Des arguments non pertinents cachant un projet idéologique régressif.

    La remarque vaut pour les États-Unis, nation ô combien fédérale, qui se satisfont parfaitement de leur disparité en matière démographique, économique, institutionnelle, même. Par exemple, l’Idaho, État agricole, est trois fois plus grand que la Bavière et huit fois moins peuplé mais, surtout, une fois et demie plus grand et douze fois moins peuplé que l’État de New York. Viendrait-il à l’idée des Américains de mener une réforme pour rééquilibrer ces territoires ? Non ! Pourquoi ? Parce que ça n’a pas de sens. Et ont-ils jamais tenté d’uniformiser les institutions internes propres à chacun de leurs cinquante-deux État fédérés ? Non ! S’en trouvent-ils plus mal ? Non ! En vérité, le débat sur la réforme territoriale en France est biaisé. Les arguments politiques sont fallacieux et les arguments économiques non pertinents. On nous cache un projet d’essence idéologique sous des prétextes politiques et économiques de décentralisation et de renforcement de la compétitivité des Régions sans même faire l’effort de réformer d’abord les malfaçons qui sautent aux yeux.

    On peut s’étonner de cette propension très française à aller chercher la petite bête. Au fond, tout bien considéré et en faisant abstraction de toute considération idéologique, la France présente en tous points une configuration idéale du point de vue géographique, économique et humain dont seule l’Angleterre constitue un exemple en Europe. Sa grande force est d’avoir été, comme l’Angleterre dont elle fut longtemps la suzeraine, un État cohérent et homogène très tôt dans l’Histoire, c’est-à-dire après ce qu’on a appelé la Guerre de Cent Ans entre les deux Nations. D’où des Institutions et une organisation politico-administrative qui ont fait leurs preuves depuis deux-cents ans pour ce qui concerne la France et trois-cents pour l’Angleterre. Les Anglais, qui n’ont pas changé de Constitution depuis les Actes d’union de 1707, en sont conscients et s’efforcent de les préserver en ne les réformant qu’à la marge. Au contraire, les activistes français de la réforme à tout crin n’en ont cure. Ce qui les intéresse, ici comme en bien d’autres domaines, c’est de conformer la réalité à leurs lubies idéologiques. Eh, bien ! Qu’ils le veuillent ou non, les Départements  et les Communes sont ce qui convient le mieux à notre pays pour se gouverner en harmonie avec l’État. Les redimensionner, passe encore, c’est même nécessaire pour les Communes, trop nombreuses. Mais la décentralisation telle qu’elle va et, surtout, comme moyen de grignoter à la France le peu de souveraineté qui lui reste encore, non ! Ce serait une coupable régression.


[1] Beethoven, Schiller, Goethe, Hegel, etc. [2] La France, les Pays-Bas, la Bavière, la plus grande partie de l’Allemagne, l’Italie du Nord (soit 130 départements) + l’Espagne occupée, la Confédération du Rhin, le  Royaume de Naples (ex-République Parthénopéenne), la République (puis Royaume) d’Italie, les provinces Illyriennes, etc.). [3] Confere Georges Frêche. [4] Je sais : c’est un mauvais exemple mais c’est pour le plaisir d’écrire « dyonisienne ».

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