Cette semaine, j’ai été interviewé par Françoise Compoint pour la radio et le site d’informations La Voix de la Russie. Le format de ce média obligeant à des réponses courtes, je propose aux lecteurs une version développée de mes réponses.
« L’insatiable volonté de puissance… »
1. Dans votre récent article, vous évoquez trois types de guerre qui ont cela de commun qu’elles sont des guerres civilisationnelles. Pourriez-vous nous les nommer ?
En préambule, je tiens à mettre en garde contre une interprétation trop radicale, trop simpliste, trop tranchée, trop « premier degré » de la formule « guerres de civilisations ». Quand je dis, par exemple, que l’Islam mène une véritable guerre à la civilisation occidentale, je ne signifie pas par là que c’est tout le monde musulman qui se lève et prend les armes contre l’Occident. En réalité, il y a, de part et d’autres des camps qui se font la guerre, des gens qui la veulent et ceux qui la refusent. Par exemple, il y mille manières de vivre l’islam. La plupart des Musulmans n’aspire qu’à vivre tranquillement. De même, les Américains sont très partagés aussi bien sur le modèle de civilisation que sur la politique extérieure de leurs gouvernements. Songez que seuls 10 états sur les 51 qui constituent les États-Unis ont institutionnalisé le mariage gay. Ce qui démontre d’ailleurs que les Américains ont tendance à exporter en Europe des idées qui ont assez peu de succès chez eux. Le problème est que, comme toujours dans les guerres, ce sont les plus extrémistes, qui sont souvent les plus déterminés, qui imposent leurs vues aux plus sages.
Alors, oui, il y a trois guerres de civilisation qui se manifestent par trois phénomènes dont deux géopolitiques et un national : la première guerre, la plus voyante, est celle que l’Islam mène contre l’Occident héritier de la civilisation gréco-romaine et chrétienne. Elle est parfaitement illustrée par l’irruption de DAESH dans l’actualité ; la deuxième guerre est celle qu’une partie de l’Occident fait à l’autre sous couvert de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et, en réalité, pour des raisons idéologiques et économiques. C’est l’affaire ukrainienne ; la troisième est la guerre de l’Occident contre sa propre civilisation, qui se joue au sein des nations occidentales entre ceux qui veulent rompre avec les fondements chrétiens de l’Occident et remplacer ses valeurs par l’individualisme à tout crin, l’universalisme, le mondialisme et les tenants de la conservation d’une civilisation bimillénaire.
Cela passe par une allégeance absolue aux États-Unis. Les lois sociétales, l’européanisme sous influence américaine et l’atlantisme via l’OTAN en sont les marques. Cette guerre-là est particulièrement féroce en France qui est gouvernée par des anciens de la French American Foundation, dont le Président Hollande lui-même. Vous verrez qu’après l’Europe supranationale aux mains d’une commission truffée d’agents des États-Unis, après le retour dans l’OTAN, nous aurons droit à un traité de libre-échange transatlantique dévastateur pour nous et salutaire pour les Américains. C’est la disparition de la Nation France et de son modèle de société qui est en jeu.
De ces trois guerres, la plus dangereuse à mon sens est la troisième. La première, compte tenu du rapport des forces économiques, technologiques et militaires respectives, ne peut pas être perdue par l’Occident ; la deuxième se heurte à l’équilibre de la terreur car les protagonistes détiennent l’arme nucléaire. La seule chance pour que les « dé-constructeurs », pour reprendre le terme de Zemmour, ne gagnent pas la troisième est que les Nationistes de tous les pays se donnent la main pour les en empêcher. En effet, face à l’internationale des « dé-constructeurs », les Nationistes sont dispersés.
2. Ces trois guerres que vous mettez en exergue, n’ont-elles pas pour axe de rotation l’insatiable volonté de toute-puissance des USA qui favorisent ou créent des monstres plus ou moins grotesques (nazillons zombifiés en Ukraine, islamistes dans le monde arabo-musulman) pour empêcher la formation d’un monde multipolaire ? Si c’est la cas, n’y-a-t-il pas, en somme, une seule guerre entre le totalitarisme impérialiste américain et un monde qui entendrait s’émanciper ?
Non, ce serait trop manichéen ; ce serait par trop noircir les uns pour mieux blanchir les autres. Les États-Unis sont responsables de beaucoup de choses mais pas de tout. L’Islamisme guerrier existe depuis très longtemps. En 1912 le poète nationaliste turc Ziya Gökalp écrivait : « Les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats »; le FLN algérien, par exemple, a fait au nom de l’Islam plus de deux-cents milles victimes dont les cent-cinquante-mille Harkis égorgés après le 19 mars 1962. En 1974, le président algérien Houari Boumediène déclarait, à tribune de l’ONU, c’est-à-dire à la face des Occidentaux : «Un jour, des millions d’hommes quitteront l’hémisphère Sud pour aller dans l’hémisphère Nord. Et ils n’iront pas là-bas en tant qu’amis. Parce qu’ils iront là-bas pour le conquérir. Et ils le conquerront avec leurs fils. Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire.»
Certes, les États-Unis ils ont créé une sorte de Frankenstein en soutenant et en armant sans discernement tous ceux qui combattaient contre les Soviétiques en Afghanistan de 1979 à 1989. Mais je pense (comme Elie Barnavi, l’ancien ambassadeur d’Israël en France) que cela a beaucoup moins compté que leur politique de soutien aveugle à Israël. C’est ça, la vraie raison de l’invasion de l’Irak et, à mon avis, de l’offensive anti-Bachar en Syrie. Mais j’y reviendrai.
En revanche, appliquée à la guerre en Ukraine, la formule est pertinente. A condition d’en connaître les dessous. Beaucoup de nos compatriotes, par exemple, ignorent qu’elle s’inscrit dans l’offensive des Américains et de leurs clients et disciples européens contre Vladimir Poutine et sa politique d’émancipation de la Russie. Là, on peut bel et bien parler d’impérialisme à la fois économique mais aussi moral. Pour ceux qu’Eric Zemmour appelle les « dé-constructeurs », Poutine est l’homme à abattre pour deux raisons : la première est qu’il s’oppose à l’établissement d’une société universelle, individualiste et marchande sur les ruines de la civilisation romaine-chrétienne ; la seconde est que, avec la Chine, notamment, il est en train de créer un pôle économique concurrent du pôle américain en s’émancipant de l’hégémonie du dollar.
De quoi s’agit-il ? Les accords de Bretton Woods de 1944 faisaient du dollar la monnaie du commerce international en lieu et place de l’or. Ce privilège accordé aux Américains supposait le maintien de la parité dollar/or et, donc, sa convertibilité. Autrement dit, les pays fournisseurs des États-Unis voulaient bien être payés en dollars à condition qu’ils puissent les convertir en or auprès de la banque centrale américaine. Une contrainte que les États-Unis ont décidé en 1971 de ne plus assumer. Résultat, leurs créanciers étrangers se trouvent à la tête de quantités astronomiques de dollars, soit 83% des 16 700 mds$ de la dette américaine en 2013, dont 27% (5 000 mds$) pour la seule Chine, qu’ils ne peuvent pas se faire rembourser. En bref, les Américains vivent à crédit et beaucoup sur le dos des Chinois, notamment, et, c’est moins connu, sur celui des Russes. C’est ce que la Russie et la Chine ne veulent plus. Associés au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), ces deux pays prennent de plus en plus d’initiatives pour se débarrasser de la tutelle américaine. Par exemple, avec les autres Brics (Bric : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et des pays comme le Pakistan et l’Iran, la création d’une banque internationale concurrente de la Banque Mondiale et du FMI ; d’autre part, la multiplication des offres de règlement en monnaie locale à leurs partenaires commerciaux.
Il est évident que l’émergence d’un deuxième pôle d’organisation du commerce international signifie une nouvelle redistribution des alliances politiques et, donc, stratégiques. Associées sur le plan économique, les nations le seront tout naturellement aux plans diplomatique et militaire. De ce point de vue, le maintien de l’OTAN par les Occidentaux alors que la menace soviétique avait cessé avec la chute du mur de Berlin, le démembrement de l’URSS et la dissolution du Pacte de Varsovie, avait quelque chose d’indécent. En tout cas, la Russie l’a interprété comme une véritable agression. Une agression confirmée et renforcée par cette véritable provocation qu’est l’ouverture de l’OTAN aux anciens pays membres du pacte de Varsovie, que la Russie considère comme un glacis protecteur. Mais les Américains, qui n’ont pas d’Histoire, et leurs disciples européens, qui ont oublié la leur, ne savent pas que, depuis Rome, les petites nations servent de sas de sécurité – et aussi de passerelles – entre les grands empires. Il est vrai que deux océans protègent les États-Unis de l’invasion de leurs ennemis potentiels.
Ce qui est en construction actuellement sous l’égide de la Russie et de la Chine est une réaction ferme mais, somme toute, tempérée, d’une nation (la Russie) que, sans verser dans un psychologisme simpliste, je crois déçue, touchée, vexée de ce que son cheminement vers la démocratie ne lui ait pas valu de la part de l’Occident plus de sympathie. Au lieu de quoi, la Russie s’est trouvée face à une Amérique de plus en plus dominatrice, sûre d’elle-même et, de surcroît, suivie par l’Europe comme par un caniche. D’où le retour en Russie d’un pouvoir fort et décidé, avec le soutien de son peuple[1], à contrer l’hégémonie américaine non seulement sur le plan stratégique mais également sur les plans économique et sociétal. Pendant quelques années, la Russie fut seule à mener ce combat. Aujourd’hui, elle s’est trouvé un allié de taille puisqu’il s’agit de la Chine. Une Chine sans doute convaincue qu’elle ne recouvrira plus jamais les 5 000 milliards de dollars de créances qu’elle détient sur les États-Unis. Le ralliement de la Chine à son ancien rival sinon ennemi russe rend ses initiatives crédibles ; il entraîne celui de l’Inde et explique l’intérêt que lui manifestent les pays aussi importants que le Brésil, l’Iran et, même, le Pakistan. Or, si le pacte de Varsovie ne comptait qu’une grande puissance nucléaire, ce qui se construit en ce moment en concerne quatre. C’est d’ailleurs assez amusant quand on connaît les rivalités, les querelles et même les haines qui présidaient à leurs relations réciproques : Chine-URSS, Chine-Inde, Inde-Pakistan (qui, en ce moment, s’entre-tuent à leurs frontières). Voilà au moins quelques conflits larvés, latents ou patents que les États-Unis sont en passe de régler… à leurs propres dépens !
Ce nouvel ordre mondial en construction menace frontalement celui en vigueur sous l’égide des États-Unis. Or, sa sauvegarde est, pour ceux-ci, rien moins que vitale. Parce que les Américains ne se résignent pas à voir finir leur modèle basé sur la surconsommation, le gaspillage et le jouir sans entraves ; et parce que leurs dirigeants, dont les campagnes électorales sont financés essentiellement par le complexe militaro-industriel, n’ont pas la marge de manœuvre nécessaire pour renoncer à une politique qui permet aux amis du pouvoir de manipuler des sommes gigantesques[2], les États-Unis sont condamnés à poursuivre leur fuite en avant qui consiste à étendre encore et toujours plus leur sphère d’influence.[3]
Démarche à courte vue qui leur fait croire qu’il leur suffit de réduire le pays en pointe dans la remise en cause de leur hégémonie. D’où leur tentation de l’étouffer dans l’œuf en entraînant avec eux des nations européennes sous influence.[4] Un réflexe pavlovien dont l’affaire ukrainienne est la manifestation la plus criante. Je suis en effet convaincu que la malencontreuse intrusion des Etats-Unis et de leurs satellites européens dans l’affaire ukrainienne n’est le résultat d’aucune réflexion ni concertation. Un mouvement d’Ukrainiens pacifiques fatigués de voir leur pays pillé par un dictateur corrompu et sa clique a suffi à leur faire croire que c’est eux qu’ils appelaient. Ils y ont vu le moyen de recruter pour l’OTAN et une occasion d’agréger à l’UE et à ses multinationales, surtout allemandes et françaises, un territoire de 600 000 km² peuplé de 45 millions de futurs consommateurs et où tout ou presque est à reconstruire. L’affaire a mal tourné du fait que les Atlantistes s’attaquaient là au cœur même de la Russie, de sa civilisation, de son Histoire[5] et, même, de son essence. La résistance opposée à l’ « otanisation » de l’Ukraine par sa composante russe a montré à l’Occident d’obédience américaine que la Russie se sentait dorénavant assez puissante pour marquer son territoire et affirmer sa détermination à aller jusqu’à la confrontation. Mais, si la Russie a compris le message de l’Euramérique dans les affaires géorgienne et syrienne, il n’en est pas de même par l’Euramérique de sa réponse pleine de fermeté.
Compte tenu des enjeux, la guerre est-elle inévitable ? Non ! Pour une raison qui change toute la donne : une guerre entre les États-Unis et la Russie confronterait des nations dotées de missiles intercontinentaux et de l’arme nucléaire ; il serait étonnant que le combat s’engage sans qu’ils y recourent. Ce serait la première fois depuis la guerre de sécession (qui a fait 600 000 morts) que les Américains subiraient la guerre sur leurs terres. Du coup, si la Russie est toute entière derrière son chef, il serait étonnant qu’il en soit de même de l’Amérique. Les Américains ont élu Obama pour mettre fin aux folies des va-t-en guerre bushistes, par pour qu’il fasse leur politique. Enfin, les Américains ne se risqueraient pas dans une telle aventure sans l’appui des Européens. Et là… No way !
Ainsi, la situation n’est pas désespérée. Mais nous allons vivre quelques mois ou quelques années pour le moins tendues où il y aura une course de vitesse entre les deux camps et beaucoup de bluff du côté américain. Une chose est sûre : le statu quo est intenable… sauf pour les Américains ! Les créanciers paraissant décidés à y remédier, les États-Unis n’auront d’autre choix que de négocier pour en ralentir au maximum les effets. Malheureusement, leur mode de vie et, encore une fois, le fait qu’ils vivent à crédit sur le dos de leurs fournisseurs les poussent à importer sans compter. Actuellement, leur déficit extérieur équivaut à émettre chaque année quelque 700 mds$ de plus qu’ils n’en absorbent par leurs importations. La nouvelle donne signifie qu’il leur faudra se serrer sérieusement la ceinture. Sauf…
…Sauf s’ils parviennent à faire supporter le fardeau à des Européens écervelés et sous influence qui leur obéissent comme des disciples d’une secte à leur gourou. (Lire) Or, c’est très exactement ce qui nous attend avec le traité transatlantique, qui va faire de l’Europe un marche captif au service des intérêts américains. (Lire)
Dans La démocratie en Amérique, Tocqueville prédisait que les États-Unis et la Russie seraient les deux grandes puissances économiques et militaires du XXème siècle. Le communisme a fait perdre un siècle à la Russie, ce qui fait qu’il n’a eu qu’à moitié raison. Une chose est sûre, les États-Unis ne seront pas la grande puissance économique du XXIème siècle.
(Demain jeudi 15 octobre : la guerre anti-DAESH)
[2] La guerre d’Irak a coûté 1 700 mds$ dont les deux-tiers dépensés pour une soi-disant reconstruction qui a rapporté 1 000 mds$ aux sociétés du clan Bush. Dont Halliburton, que Dick Cheney présidait avant de devenir Vice-Président des États-Unis. Les intérêts cumulés des emprunts contractés pour mener les deux guerres d’Irak et celle d’Afghanistan sont estimés à 4 400 mds$.
[3] Cette situation rappelle celle qui prévalait à la veille de la deuxième guerre mondiale entre l’Allemagne et les pays d’Europe centrale.
[4] Pour ceux qui en doutent, qu’ils consultent le curriculum vitae des patrons des principales institutions européennes et celui des dirigeants nationaux des pays qui composent l’UE. Tout ce qui regarde l’argent et le commerce est entre les mains d’atlantistes patentés, souvent des anciens de Goldman Sachs come les deux Mario, Monti et Draghi.
[5] L’Ukraine, berceau du peuple russe, est à la Russie ce que la Belgique est à la France. Clovis était le fils du roi des Francs saliens de Tournai et gouverneur de la province romaine de Belgique seconde, Childéric 1er. Il devint celui de tous les Francs saliens avant de conquérir les territoires voisins (jusqu’à la Thuringe, dont sa mère était originaire) puis la plus grande partie de la gaule non pas contre les Romains mais au nom de leurs empereurs Zénon et Anastase 1er. Imagine-t-on la France abandonner une Belgique menacée par des menées qu’elle jugerait hostile ? C’est, à mon sens, une relation du même type qui lie l’Ukraine à la Russie.