« Puisque ces mystères (de l’Orient) nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur »
Qu’on se le dise : les Etats-Unis sont toujours dans coup ! Pour nous en assurer avec la complicité de leurs relais médiatiques français qui font mine de prendre la chose au sérieux, Obama vient d’annoncer que l’Amérique allait envoyer des « forces spéciales » (pas trop, quand même, seulement cinquante hommes) en Syrie pour aider « à coordonner les troupes locales sur le terrain et les efforts de la coalition pour contrecarrer l’EI ». Il s’agit probablement de la toute récente alliance formée autour des combattants kurdes des Unités de protection du peuple kurde (YPG) sous le nom de Forces démocratiques syriennes. Y participent le groupe Burkan al-Furat (Le volcan de l’Euphrate), avec lequel elles avaient repris Kobané et chassé l’EI de Tall Abyad, à la frontière turque, le groupe « tribal », Jaich el-Thouwar (l’Armée des rebelles) et des syriaques (chrétiens). Sa vocation serait de couper Daech de ses bases et de ses débouchés turcs, au risque de fâcher sérieusement la Turquie.
Cette annonce est amusante parce qu’elle vient après huit jours de silence de l’aviation américaine sur le terrain. A la question de savoir pourquoi elle n’a pas bombardé Daech depuis le 22 octobre, le porte-parole du Pentagone, le capitaine de vaisseau Jeff Davis a répondu : « On n’avait plus de cibles ! » (Rassurez-vous, de nos médias aux ordres, seul le Figaro y a fait une allusion feutrée), ajoutant : « Mais on en cherche ! » On est rassuré ! Ainsi, les Américains accusent les Russes de ne pas assez bombarder un ennemi qu’eux ne bombardent plus du tout. Accessoirement, ça en dit long sur la dangerosité réelle de Daech. S’il n’y a plus de cibles, c’est qu’il n’y a plus de menaces, non ? En réalité, Daech, c’est surtout la boule blanche que les puissances activent dans le billard à mille bandes qu’elles jouent au Levant au détriment des populations.
Sur le fond, cette affaire révèle s’il le fallait combien les Américains et leurs satellites français (les autres européens sont beaucoup plus cohérents) sont hors sol sur la question syrienne. Tout se fait sans qu’il soit tenu compte des réalités du terrain et, surtout, de l’opinion des intéressés. S’agissant des Américains, leur grand truc est d’apparaître comme les protecteurs des « communautés » minoritaires. Sous-entendu, les Kurdes, les syriaques et que sais-je encore, sont forcément menacés par la paix qui vient. Tient-on compte de l’Histoire qui a démontré que la Syrie, nation cosmopolite, était capable de faire vivre ensemble toutes ses composantes ? Non ! Les communautaristes américains ne comprennent pas cela.
D’ailleurs, s’agissant des Kurdes, tout est pensé dans la perspective de la création d’un état indépendant. C’est cela que sous-tend la « sécurisation » des territoires que le PKK syrien contrôle aux frontières de la Turquie. Est-ce que les partis kurdes eux-mêmes, qui tous, unanimement, y compris le PKK, ont renoncé à l’indépendance au profit d’un projet fédéraliste (lire), l’ont demandé ? Est-ce qu’ils ont été consultés ? Ou pensent-ils seulement qu’il est bon d’avoir quelque chose à négocier, c’est-à-dire à concéder, pour arriver à leurs fins ?
Et, d’ailleurs, les partis sont une chose, les citoyens en sont une autre. Qui a bien pu convaincre les Américains (si tant est qu’ils écoutent quelqu’un) que les Kurdes étaient pour l’indépendance ou même pour l’autonomie ? En Syrie et en Turquie, les Kurdes sont intimement impliqués dans la vie économique, politique et sociale et étroitement imbriqués avec les autres composantes de leurs populations. Dans les deux pays, comme en Irak d’avant le chaos, il y a des Kurdes au parlement et au gouvernement de chacun de ces pays. La population de la plus grande ville du Kurdistan syrien, Al Hassaka, était de moins de 190 000 âmes en 2013, et le total de la région ne dépassait pas un million de personnes. De fait les trois quarts des Kurdes de Syrie vivaient dans les grandes villes de l’Est, principalement Damas et Alep. Combien de Kurdes ont épousé des non-Kurdes ? Combien de supposés Kurdes sont en réalité nés de couples mixtes ? En réalité, la création d’un territoire spécifiquement kurde provoquerait de formidable bouleversements dans la société syrienne dont les Kurdes seraient les premières victimes. La sécession, c’est l’épuration ethnique à coup sûr. Une épuration qui, d’après certaines organisations humanitaires, a commencé dans l’autre sens dans les zones contrôlées par les groupes rebelles kurdes…
Enfin, hors Kurdistan syrien, les rebelles kurdes contrôlent au nord-ouest de la Syrie une enclave qui n’a rien à voir avec le Kurdistan et qui pourrait bien, dans l’avenir, constituer une pomme de discorde propice à une nouvelle guerre, contre les Turcs, celle-là. Je ne parle pas de l’enclave de Kobané, qui est un appendice syrien du Kurdistan turc, mais de celle de Khaliloco, limitrophe avec la province turque d’Hatay, qui est revendiquée depuis l’origine par les Syriens parce qu’elle faisait partie de la Syrie mandataire. Une chose est sûre : rien de tout cela n’est de nature à faire plaisir à l’allié turc. Mais j’ai l’impression que les Américains n’y ont même pas pensé. Ni nos chers éditorialistes qui continuent de nous raconter une histoire directement née de leur cerveau servile. Ce matin, par exemple, j’ai entendu un laïus de Bernard Guetta ahurissant mais parfaitement conforme à la chanson que les Américains nous chantent. Mais il est vrai qu’il fait partie des nombreux journalistes français passés par la French American Foundation, le super lobby us qui gouverne la France et l’Europe..
Fabius, lui, ne cesse de répéter que les pourparlers doivent porter sur le rôle d’Assad, autrement dit sur son éviction a priori. Selon lui, « il ne peut pas être le futur[1] de la Syrie ». A-t-on demandé l’avis des Syriens ? Non ! On va même plus loin : on tance les responsables de la rébellion qui acceptent de discuter sans préalable. Mais, débordés et isolés, Fabius et ses amis rament tant qu’ils peuvent depuis aujourd’hui pour faire oublier leur position d’hier. Et les médias français unanimes jouent le jeu, comme j’ai pu le constater ce soir sur BFM TV et sur France 2.
Pendant ce temps, le tanker Poutine fonce, nos voisins européens suivent et la France traîne.
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[1] A-t-on dit à M. Fabius, l’agrégé de lettres modernes qui s’est fait connaître en participant en 1970 au jeu, « La tête et les jambes », que le mot « futur », dans le sens qu’il prend ici, n’existe pas en Français ? Dans la langue de Corneille, on dit « avenir ». « Futur » est, au mieux, un anglicisme, de fait, une faute de Français. (Lire)