Guerres de civilisations : DAECH (1/2).

    Après avoir montré les dessous de la guerre d’Ukraine, voici en deux livraisons quelques éclairages sur la guerre de DAESH.

DAECH : de la résistance nationale au djihadisme de conquête.

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    L’Islamisme guerrier existe depuis très longtemps. En 1912 le poète nationaliste turc Ziya Gökalp écrivait : « Les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes et les croyants nos soldats » ; le FLN algérien a fait au nom de l’Islam plus de deux-cents milles victimes dont les cent-cinquante-mille Harkis égorgés après le 19 mars 1962. En 1974, le président algérien Houari Boumediène déclarait, à la tribune de l’ONU, c’est-à-dire à la face des Occidentaux : « Un jour, des millions d’hommes quitteront l’hémisphère Sud pour aller dans l’hémisphère Nord. Et ils n’iront pas là-bas en tant qu’amis. Parce qu’ils iront là-bas pour le conquérir. Et ils le conquerront avec leurs fils. Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire. » Entre la première et la troisième citation, il y a un monde, ou plutôt, un bail. Quand, il y a un siècle, un nationaliste turc invoquait la force que lui donnait sa foi, c’était pour combattre contre l’impie qui venait occuper sa terre. Aujourd’hui, la foi donne aux Musulmans la force de se sacrifier pour reconquérir leur pays mais pas que cela ; il leur insuffle aussi la rage d’envahir celui des autres.

    La guerre de civilisation la plus visible est celle que l’Islam mène à l’Occident. Pour être juste, on peut aussi bien dire celle que l’Occident mène à l’Islam car toute guerre faite à un pays arabe est perçue comme une guerre contre l’Islam. L’invasion de l’Irak en 2003 n’échappe pas à cette règle. Et la guerre de DAESH en est la fille. Quoique plus visible que les autres guerres impliquant l’Occident, cette guerre-là n’en est pas moins multiple et difficile à cerner. C’est, en quelque sorte, une guerre à tiroirs où une guerre en cache une autre. J’en vois au moins trois : la première, celle à laquelle nous assistons en direct à la télé, c’est la guerre anti-DAESH en Irak et Syrie ; la seconde est la guerre par minorités interposées entre les différents clans qui se disputent la prééminence sur l’Oumma ; la troisième est la guerre larvée que l’Islam livre à l’Occident pour le grignoter peu à peu et le conquérir de l’intérieur.

Un théâtre de marionnettes dont les Américains tirent les ficelles

    Après une série de bombardements américains intensifs en Syrie et quelques sorties aériennes de bombardiers français en Irak, on assiste à une bataille au sol entre les islamistes et les Kurdes de Syrie pour le contrôle de la ville de Kobané avec, de temps en temps, une colonne de fumée due à une bombe américaine[1] ; le tout, à quelques centaines de mètres d’un bataillon de chars américains de l’armée turque et sous le regard consterné et impuissant des kurdes de Turquie. A l’évidence, il s’agit là d’un théâtre de marionnettes dont les Américains tirent les ficelles en essayant de satisfaire tour à tour les intérêts contradictoires de leurs différents alliés : l’Arabie Saoudite et le Qatar, frères ennemis entrés dans une « coalition » de façade pour se racheter une conduite après trente ans passés à financer le djihadisme international ; la Turquie, membre de l’Otan qui, elle, a, comme les précédents et peut-être avec l’assentiment des États-Unis, délibérément financé, armé et aidé DAESH dans sa lutte contre le syrien Assad ; enfin, les Kurdes, victimes désignées de ces manigances croisées, que personne, en réalité, ne veut voir bénéficier du sacro-saint droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ajoutez-y, derrière le rideau, Israël, pour qui l’Amérique a les yeux de Chimène, et qui a tout intérêt à ce que ses ennemis continuent de s’entre-tuer.

    Car, l’arrière-plan de cette mini-guerre sur fond d’Islam est la guerre nationale que se livrent les différentes factions qui, depuis la mort d’Alexandre, le Molosse, en -323, se disputent l’empire qu’il a conquis sur le roi perse Darius III. La première guerre des Diadoques se conclut en -311 par le partage de l’empire entre ses cinq principaux généraux : à Cassandre, la Macédoine ; à Lysimaque, la Thrace ; à Ptolémée, l’Égypte ; à Eumène de Cardia, la Babylonie (Irak) et la Cappadoce (à conquérir) ; la Perse à Séleucos, d’où le nom d’ « empire séleucide » de l’Iran ; enfin, à Antigone, la Grèce et l‘Asie (une grande partie de l’actuelle Turquie), la Syrie et la Palestine. Après la deuxième guerre des Diadoques et la défaite d’Antigone à Ipsos en -301, son territoire est partagé entre les quatre autres coalisés. Entre-temps, Séleucos avait pris la Babylonie à Eumène, conquis la Cappadoce, l’Arménie et toutes les provinces de l’empire jusqu’à l’Indus. De multiples guerres entre satrapies s’en suivirent, y compris après que Rome eût agrégé ces territoires, sauf la Perse, à son empire. Sept des huit états aujourd’hui impliqués dans l’offensive islamiste (la Turquie, ex-Asie), la Syrie, l’Irak, l’Égypte, la Judée (Israël) et l’Arabie (la Jordanie), en faisaient partie. L’Iran (la Perse) était le seul indépendant. C’est le seul à l’être resté tout au long de l’Histoire.

    Pour être complet, ces territoires étaient peuplés principalement d’Indo-Européens (Mèdes et Perses) mais aussi de Celtes, descendants des Gaulois qui ont déferlé sur la Macédoine, la Thrace et l’Asie au 3ème siècle av. J.C., dont beaucoup se sont fixés en Galatie-Anatolie (Galates est le nom grec des Gaulois). Les peuples sémitiques étaient plus nombreux en Égypte (Berbères), en Palestine (Phéniciens, Araméens) et en Babylonie (Arabes). Puis sont arrivés les Turcs à la fin du Xème siècle. Ceux qu’on croit aujourd’hui être des Arabes sont en réalité le produit du mélange entre Grecs[2], Perses et Arabo-Berbères, auxquels sont venus s’agréger des peuples venus du Nord-Ouest (Gaulois) et, tout au long de la période romaine, des  légionnaires romains de toutes origines dont beaucoup de Gaulois et de Thrace, qui, à la fin de leur service  de 25 ans, étaient démobilisés sur place et recevaient un lot de terre cultivable. Les descendants de tous ces peuples plus ou moins métissés furent à des degrés divers « arabisés » et islamisés dès la fin du VIIème siècle. Mais, au Machrek moins encore qu’au Maghreb, l’Islam ne put jamais gommer les particularismes hérités d’origines ethniques diverses et de mille ans de civilisation gréco-romaine. Une chose est sûre : exceptés les Iraniens, tous les peuples de la région traversèrent les siècles en gardant une structure de type tribal et clanique. Nulle part ailleurs qu’en Iran il n’y eut de véritable sentiment national au sens qu’on lui donne en Occident. Ce rôle est tenu par l’Islam ; malheureusement, au détriment des minorités religieuses maintenues, moralement, dans un sous-statut de dhimmis[3].

A l’origine, les accords secrets Sykes-Picot

    L’arrivée des Européens au XIXème siècle puis, et surtout, les accords secrets Sykes-Picot de démantèlement et de partage de l’empire ottoman entre la France et l’Angleterre[4] officialisés par la SDN au Traité de Sèvres en 1920, introduisirent au Moyen-Orient les germes d’une guerre perpétuelle entre Occidentaux et Musulmans. Car si ces peuples pouvaient accepter le joug de leurs semblables, ils ne le toléraient que contraints et forcés de maîtres non musulmans. Comme en Algérie, l’Islam fut pour les peuples du Moyen-Orient une source de stimulation de l’esprit de résistance à l’occupation et de moteur de leur volonté d’émancipation et de révolte. Mais il n’était alors pas question d’Islam conquérant.

    La France partagea son protectorat, la Syrie mandataire, en deux grands états, l’État de Damas et l’État d’Alep qui deviendront ensemble la Syrie en 1925, et trois mini-états : le Grand Liban, avec Beyrouth comme capitale, qui deviendra la République du Liban en 1926 ; le Territoire des Alaouites (capitale : Lattaquié) et l’État des Druzes (Soueïda), qui rallieront la Syrie en 1936. De son côté, la Grande-Bretagne créa le Royaume d’Irak avec Fayçal ibn Hussein, tout juste chassé de Damas par les Français, comme roi. Remarquons que, d’emblée, chacune des minorités religieuses de Syrie et du Liban eut son propre territoire et, une fois fusionnées au sein d’un même état, sa part de pouvoir politique. Il n’en fut pas de même en Jordanie et en Irak, devenus monarchies selon le modèle de leur tuteur britannique. Mais l’idée de nationalisme laïc gagnait dans l’esprit des nouvelles générations arabes formées à l’exemple de l’Europe. C’est ainsi qu’en 1947, trois Syriens, un chrétien orthodoxe, Michel Aflak, un sunnite, Salah al-Din al-Bitar et un alaouite, Zaki al-Arzouzi, fondèrent le parti Baas (panarabe, socialiste et laïc) syro-irakien. Comme Gamal Abdel Nasser, Saddam Hussein (Irak) et Hafez el-Assad  ne firent jamais référence à l’Islam (du premier, au moins, on est sûr qu’il était athée). En tout cas, ils ne firent aucun cadeau aux islamistes (Visionner cette vidéo. Elle est édifiante… et drôle !).

    Ceci pour dire que le cours de l’Histoire eût dû conduire peu à peu les nations d’Orient à imiter l’Occident, c’est-à-dire à laïciser la vie politique et reléguer l’Islam dans le domaine privé. Dans les années soixante-dix, des filles algériennes et irakiennes allaient à l’école ou au travail vêtues de mini-jupes et chaussées de talons hauts. C’est tout le contraire qui se produit : l’Islam le plus rétrograde s’impose dans tous les pays arabes comme leur boussole en tout et comme l’alpha et l’oméga de leur vie publique. Entre-temps, il s’est passé quelque chose. Ce quelque chose, c’est l’accumulation des injustices faites au peuple palestinien et l’incapacité des nations occidentales à faire appliquer par Israël la moindre de ses résolutions. Et c’est, depuis septembre 2000, la multiplication des provocations et des humiliations qu’il impose à des populations démunies et désarmées. Or, tandis que les Israéliens disposent du soutien sans condition de la diaspora juive mondiale qui non seulement les aide financièrement mais, de plus, exerce une efficace pression sur les gouvernements occidentaux, les Palestiniens pâtissent de la division et de l’égoïsme des dirigeants arabes. La nature ayant horreur du vide, les islamistes se sont emparés de ce créneau pour prospérer.

    Avec la deuxième guerre d’Irak, les États-Unis sont allés trop loin. L’intervention de 1991 est bien passée dans l’opinion arabe parce qu’elle était limitée et constituait une punition pour l’invasion du Koweït voisin. Celle de 2003 fut d’autant plus mal perçue qu’elle fit des centaines de milliers de morts civils (650 000 d’après une étude irako-américaine) mais se révéla comme la volonté des Américains de rendre service à Israël en éliminant l’un de ses trois plus dangereux ennemis. Je ne doute pas un instant que, si le républicain John McCain avait été élu en lieu et place d’Obama, l’Amérique eût continué sur la même voie et se fût attaquée à l’Iran puis à la Syrie. La déroute de l’armée irakienne et l’implosion du pays y instaurèrent un formidable chaos. Démobilisés, désœuvrés et désespérés, des milliers de soldats irakiens furent rendus disponibles pour une guerre dite terroriste ou résistante selon qu’on l’approuve ou qu’on la décrie, suivie d’une guerre civile entre Irakiens qui n’a jamais baissé d’intensité depuis lors.

    Daech fut de tous ces combats sous le nom d’État islamique d’Irak, ex-filiale d’Al Qaïda.   Entretemps, la guerre civile syrienne a commencé. Chassé d’Irak, Daech s’est refait une santé en Syrie. Lorsqu’il réapparaît en janvier 2014, ses moyens sont considérablement renforcés. Au point qu’il n’hésite pas à attaquer deux villes des faubourgs de Bagdad : Falloujah (326 000 h.) et Ramadi (483 000 h.)

(A suivre)

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[1] La nuit dernière, ces bombardements ont été assez intensifs pour faire reculer un peu les djihadistes. Comme si les Américains veillaient à ce que la bataille de Kobané traîne en longueur.

[2] Alexandre lui-même avait épousé Stateira, la fille du roi vaincu Darius III puis Roxane, la fille d’Oxyartès, roi de Bactriane (Ouzbekistan) vaincu en -327 et devenu son allié. Elle lui donna un héritier, Alexandre IV. Le même jour, Cratère, le chef des armées d’Alexandre, épousait une autre fille d’Oxyartès, Amestris, et dix-mille de ses soldats étaient mariés à des bactriennes.

[3] État d’infériorité dit « de protection » impliquant le paiement par les non-musulmans de deux impôts spécifique, la jizya (sur la personne) et le kharâj (impôt foncier), et un statut juridique inférieur. Ce statut préexistait à l’Islam dans tout l’empire romain.

(Ajouts du 16/04/2024) 1. le statut de dhimmi n’empêcha jamais les Juifs de s’enrichir ou de tenir des emplois de très haut niveau allant jusqu’au vizirat ; 2. les impôts dits « spécifiques » ne l’étaient pas, en réalité. La jizya était également payés par les Musulmans refusant de participer aux opérations militaires, qu’ils ne participaient pas à la défense du territoire, les dhimmis en étant dispensés par principe. Le kharâj existait sous un autre nom (l’ushr) pour les Musulmans.

[4] Les accords, secrets, prévoyaient la mise sous contrôle de la France de la Syrie (en termes d’aujourd’hui, Syrie proprement dite, Cilicie et Liban) et du Kurdistan irako-syrien ; l’Angleterre obtenait Chypre, la Jordanie, le Sinaï, l’Irak et le Koweït. La Palestine était en théorie mise sous mandat international, les Anglais ayant promis aux Juifs d’y créer un « home », le fameux « foyer juif » devenu Israël en 1948. Mais elle entra, en réalité sous contrôle britannique. Pour mémoire, l’Egypte était depuis 1879 un dominion britannique.

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