Et si on essayait la paix ?
Hier, la France n’était pas annoncée à la conférence de Vienne de ce vendredi 30 octobre. Aujourd’hui, elle l’est (le porte-parole du gouvernement français l’a annoncé à 13h.) ! Tant mieux ! Certes, Hollande n’est pas Clémenceau et sa faible parole sera portée par Laurent Fabius, le « diplomate » qui avait déclaré en août 2012 : « Al Assad ne mérite pas d’être sur la terre ! », (si un ayatollah disait la même chose de Fabius, on crierait à la fatwa). Il est donc peu probable que rien de ce qui sortira de ce cénacle ne déparera du plan russe.
Peut-être rien ne sera-t-il annoncé à l’issue de ce premier round de négociations – car il s’agit bien de ça – mais nul doute que chacune des parties ait déjà entre les mains sa feuille de route qui conduira tout ce beau monde à valider les conclusions que les réalités imposent à tous. Il s’agit en réalité de discuter non pas de l’issue du conflit, rendue inéluctable par l’intervention radicale de l’aviation russe, mais, pour chacun des pays impliqués dans cette aventure, de la meilleur manière d’en sortir au mieux de ses intérêts. Quant à la France, qui est le dindon de cette sinistre farce, il s’agit en réalité de sauver la face.
Plusieurs protagonistes de la guerre civile syrienne ont depuis un mois déjà commencé à préparer l’avenir. L’un est la Jordanie, qui a signé avec la Russie des accords de coopération. L’autre est l’Arabie saoudite. La semaine même où Vladimir Poutine prononçait à la tribune de l’ONU un réquisitoire implacable contre la politique occidentale au Levant, à l’heure où il annonçait urbi et orbi qu’il prenait les choses en main, dans les coulisses, les discussion sérieuses commençaient entre ses émissaires et ceux du roi d’Arabie. Des discussions portant sur le pétrole. Car si la guerre civile armée n’a aucune incidence directe sur les puissances, tant les puissances nucléaires que les puissances régionales, celle du pétrole est, pour elles, ravageuse. Or, un des aspects de l’offensive menée par le bloc euraméricain soutenu par les Arabes contre la Russie est d’ordre économique. Il s’agissait d’étrangler la Russie pour amener sa population à se désolidariser de son chef. Côté euraméricain, ce sont les sanctions prises à la suite de l’affaire ukrainienne contre les entreprises russes ; elles ont eu un effet pendant quelques mois mais se sont en partie retournées contre les Européens car la Russie a répondu par un embargo sur les importations, notamment agricoles, en provenance de l’UE.
Tous les protagonistes ont intérêt à la paix…
Côté arabe, ce fut la guerre des prix du pétrole que l’Arabie saoudite a déclenchée en ouvrant les vannes de sa production et de ses exportations. Mai elle alla plus loin que ce que ses alliés américains attendaient. Eux voulaient étrangler la Russie sans nuire à sa production de gaz de schistes ; l’Arabie, elle, voulait faire d’une pierre deux coups. Ce qu’elle réussit en faisant tomber les cours du Brent de 114$ en juin 2014 à 46$ six mois plus tard. Non seulement la plupart des puits de gaz de schiste ont fermé mais beaucoup de projets d’extraction de pétrole offshore, également touchés par la baisse des cours, ont été annulés.
On connaît les effets bénéfiques de cette chute sur l’économie européenne et ceux catastrophiques sur une économie russe très dépendante de ses exportations d’énergie. Mais les producteurs, eux, sont également touchés ; premier producteur et exportateur de pétrole du monde, l’Arabie saoudite, à laquelle le pétrole fournit 90% des revenus, a été privée de 49 mds$ de revenus pour les seuls quatre premiers mois de baisse. des cours et de 150 mds$ sur un an. De fait, pour la première fois de son existence, le pays doit emprunter sur le marché des devises pour boucler un budget qui présente pour la première fois un déficit de 107 mds$. Voilà bien des préoccupations qu’elle partage avec la Russie, dont les pertes sont estimées à 135 mds$ en un an. Parce que, c’est bien beau, les rapports de puissance mais il arrive toujours un moment où même le pire despote doit penser à son peuple.
Ainsi, le règlement de la question syrienne arrangerait beaucoup de monde des deux camps. Même les Occidentaux y trouveraient leur compte. Certes, la reprise des cours de l’énergie à la hausse n’est jamais bonne a priori pour l’économie mais elle rend de nouveau bancables des pays exportateurs de pétrole et importateurs de produits finis comme la Russie, les pays arabes et l’Iran. Seuls deux pays sortiraient affaiblis d’un retour au statu quo ante : les Etats-Unis et Israël. Il est évident que les Etats-Unis ont beaucoup perdu non seulement en termes d’image et de fiabilité mais aussi du point de vue économique. Notamment en matière de commerce d’armement dont ils détiennent 30% du marché. Depuis la démonstration de l’aviation russe, tout le monde en veut.
Mais certains signes montrent qu’ils ne le voient pas forcément d’un mauvais œil la fin de la crise. Eux aussi sont fatigués d’être en guerre depuis bientôt trente ans. Ils réagissent en refaisant de la diplomatie. Le Secrétaire d’état John Kerry s’active beaucoup pour, en doublette avec son homologue russe Sergueï Lavrov, animer la diplomatie internationale qui vient enfin de se mettre en mouvement. Une voie sur laquelle ils sont suivis, avec quelques jours de retard, comme d’habitude, par une Europe pas mécontente de laisser les Français continuer de jouer les matamores. Mais on connaît les Allemands et les Anglais, pour ne citer qu’eux : ils sont surtout pressés que tout ça finisse pour que les affaires reprennent. Et ils ont bien raison de s’occuper de la prospérité de leurs peuples au lieu de flatter leur propre ego en s’en prenant à plus fort qu’eux.
De son côté, Israël, auquel la Russie a proposé en septembre dernier de l’aider à développer son projet gaziers offshore Leviathan (lire), prend en compte deux changements vitaux pour lui : 1. les Etats-Unis ne sont plus fiables à 100% ; 2. l’intervention russe réduit très considérablement les marges militaires d’Israël contre ses voisins : l’Iran, la Syrie, le Hezbollah et l’Irak. Tant qu’à faire, autant participer au mouvement ! Il n’est même pas interdit de penser que cela aidera à résoudre enfin la question palestinienne. A défaut, de le croire et de l’espérer.
…sauf les djihadistes.
Mais, me direz-vous, quid de la rébellion proprement dite c’est-à-dire des multiples factions armées qui guerroient en Syrie ? Elles sont, pour certaines, parrainées par les puissances régionales ; pour d’autres, ce sont carrément les bras armés de certains états qui jouent en Syrie leur propre partition. Celles-ci se rendront aux arguments de leurs mandataires ; celles-là devront choisir entre se rallier à la paix et à la solution politique ou continuer de faire la guerre, auquel cas elles perdraient leurs financement, seraient marginalisées et vite réduites. Les plus radicales d’entre elles seront sans doute tentées de se rallier à DAECH ou opter pour le terrorisme.
Quid de Daech ? Sur Daech, je serais tenté de répondre : « Rien ! » Mais Daech pose un vrai problème, un problème qui, je ne cesse de le répéter n’est pas religieux mais politique. Daech n’est pas un mouvement terroriste au sens d’Al Qaïda ou les Brigades rouges en leur temps en Europe mais un mouvement nationaliste et patriote, qui réunit des gens qui résistent à une occupation étrangère de leur pays. Ceux qui considèrent le FLN algérien[1] comme un mouvement nationaliste doivent être capables de comprendre cela. Daech regroupe trois composantes : 1. les groupuscules, nés de la guerre d’Irak de 2003, qui se sont unis à Al Qaïda avant de s’en faire l’ennemi ; 2. les anciens de l’armée irakienne vaincue et dissoute par l’occupant américain ; 3. les tribus bédouines. La nature islamique de Daech est incontestable ; sa composante islamiste est importante mais pas dominante. De nombreux combattants sont des laïcs et, même, pour certains anciens cadres du parti Baas, des athées, gèrent les territoires contrôlés par Daech. Enfin, les tribus, qui sont la base ethnosociologique du mouvement, sont indispensables à la cohésion et à la puissance du mouvement. Quand une tribu fait sécession de Daech, ce sont des dizaines de cadres et des centaines de combattants membres de ces tribus qui le quittent.
Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que, si la paix revient en Syrie, Daech sera affaibli…en Syrie. Certes, il perdra sans doute sa base sociologique syrienne et les territoires où elle vit, c’est-à-dire les oasis de la vallée de l’Euphrate et les marches du Kurdistan syrien. Mais il conservera l’ensemble de ses bases en Irak. Conclusion : l’éradication de Daech passe par la paix non seulement en Syrie mais également en Irak. A cette heure, on n’en prend pas le chemin puisque le gouvernement irakien a demandé à l’aviation russe de bombarder les bases de Daech en Irak, une demande à laquelle la Russie n’a pas donné suite. Si une solution politique est également trouvée en Irak, cela ne signifie pas que la minorité djihadiste de Daech rentrera dans la légalité ; alliée aux mouvements djihadistes de Syrie (le Front Al Nosra, notamment), elle reprendra ses activités terroristes et, peut-être même son nom d’origine : al Qaïda.
Epilogue : faisons un rêve !
En réalité, mais cela ressort de tout ce qui a été développé dans ce modeste dossier, le Levant est revenu au lendemain de la Grande Guerre. On a beaucoup parlé du démantèlement de l’Empire ottoman en oubliant que le même problème s’est posé pour un autre empire, celui d’Autriche-Hongrie. La grande erreur (mais c’est plus facile de le dire aujourd’hui) est d’avoir appliqué aux deux empires la même solution, c’est-à-dire créer des états artificiels qui ne tenaient pas compte des peuples ou le faisaient insuffisamment
C’est ainsi qu’en Europe, on inventa la Tchécoslovaquie avec non seulement des Tchèques et des Slovaques mais aussi des allemand (Sudètes), des Polonais, des Hongrois, et même des Rusyns (Russes des Carpates en Ruthénie). Et on créa ce monstre à cinq têtes que fut la Yougoslavie où cohabitèrent des Serbes, des Croates, des Slovènes, des Monténégrins et des Bosniaques avec, même, des Hongrois (Voïvodine). Les peuples ainsi regroupés finirent par se séparer. Les Tchèques et les Slovaques le firent pacifiquement ; les Yougoslaves après une terrible guerre qui laissera des traces en Europe.
Au Levant, ce fut l’inverse : des peuples ethniquement divers mais vivant ensemble depuis treize siècles sous des tutelles politique et religieuse lointaines pour la première et très souple et tolérante pour la seconde[2], furent partagés par des puissances étrangères entre nations artificielles. Ces puissances ont créé des états sans tenir compte des réalités des civilisations locales et créé des frontières au sein même des familles. Le règlement de la crise syrienne est une occasion rêvée pour réparer cette erreur.
Pour cela, il n’y a qu’une solution : là où l’état central est manifestement incompatible avec une cohabitation pacifique, adopter un système fédéral interne à chaque état ou, mieux encore, une fédération des états eux-mêmes avec suppression des frontières et mise en commun des ressources. Une fédération d’états levantins[3], en quelque sorte, incluant évidemment Israël, ce qui, de facto, mettrait fin à la question palestinienne. Cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ?
Evidemment, il s’agit d’un rêve. Mais, jusqu’à présent, Poutine s’est montré à la hauteur de celui qui s’il n’avait pas été évincé par les charlatans politiques, les Hollande de l’époque, eût pu, au lendemain de la Grande Guerre, trouver pour le Levant une solution inspirée et non calculée : Georges Clémenceau. Alors, il est permis de rêver.
(FIN de la série « ce qu’il faut savoir sur la Syrie »)
A lire sur la crise syrienne (du plus récent au plus ancien) :
Syrie : vers un nouveau Yalta ?
Retour vers le passé : Syrie année zéro
L’opposition kurde : de l’indépendance au fédéralisme
L’Etat islamique : l’ennemi idéal
L’opposition anti-Bachar : nationalistes, islamistes et terroristes
Les belligérants : un État indépendant, des marionnettes au bout d’une ficelle et un électron libre
« Ils » ont menti sur l’Irak et sur l’Ukraine ; « ils » mentent sur la Syrie
Poutine et le nœud syrien
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[1] Pour moi, le FLN, qui fut à sa façon un mouvement nationaliste et patriote, est l’inventeur du terrorisme comme méthode de lutte. Daech applique ses méthodes.
[2] Pendant quinze siècles, soixante-dix « sectes » ou variantes de l’Islam y ont cohabité avec d’autres religions.
[3] Syrie, Liban, Israël, Palestine, Jordanie, Irak : 85 millions d’habitants, 750 000 km², 680 mds$ de PIB (21ème mondial), 6ème producteur mondial de pétrole et de gaz naturel, idem pour les réserves.
Toujours aussi intéressant… Il ressort bien de votre analyse combien les occidentaux -singulièrement les américains- ont joué les apprentis-sorciers…
Votre analyse me paraît pertinente, mais je ne suis pas compétent pour en juger. Néanmoins je vous remercie de m’avoir instruit sur ce drame.
Très pertinente et convaincante analyse, merci !
Cependant la référence à Clemenceau me paraît bien inadéquate ; ce charlatan franc maçon a fait trop de dégats pour être vu comme un sauveur !
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