La Turquie échoue à torpiller les chances de paix en Syrie

Erdogan : “Caramba, encore raté !”

    Depuis le début de la crise syrienne, la Turquie joue un rôle trouble ; elle finance, avec ses alliés arabes et qataris, les groupuscules anti-Bachar, frappe les Kurdes et trafique avec Daech, assurant ainsi à organisation des revenus qui lui permettent de survivre. Tout convergeait vers la conclusion selon laquelle la Turquie avait tout intérêt et faisait tout pour que le chaos débouche sur la fin de la Syrie.

    Avec la destruction du SU-24 russe par la chasse turque, on a vraiment cru au sabotage définitif des tentatives de rapprochement entre l’Occident et la Russie dont François Hollande tente de nous faire croire qu’il est le grand ordonnateur. Ce qui accrédite cette thèse, c’est la rapidité avec laquelle la Turquie a tenté de mouiller l’OTAN. Elle n’a attendu que quelques heures avant de demander une réunion de l’Organisation de défense atlantique, dont elle fait partie. Mais elle s’est heurtée à une fin de non-recevoir. Ce qui montre au passage que rien n’est jamais désespéré.

    Les alliés européens et américains s’étant un à un désolidarisés de la Turquie, celle-ci a adopté un profil bas, allant jusqu’à dire que ses pilotes “ne savaient pas que le Sukoï était russe” (sic). Dans le même temps, l’ambassadeur de Russie en France se montrait très équanime et continuait de compter la Turquie parmi les Nations susceptibles de participer à la recherche de la paix en Syrie. Poutine, lui, se montrait moins indulgent. Il a d’abord clairement accusé la Turquie de financer Daech en lui achetant son pétrole, c’est-à-dire, en fait, le pétrole syrien et irakien. Puis il a demandé aux quatre millions de Russes qui passent régulièrement leurs vacances en Turquie de s’en abstenir dorénavant. Et il a annoncé des représailles économiques ; les échanges bilatéraux, dont Erdogan rêvait tout haut pas plus tard qu’en septembre dernier qu’ils passent de 27,3 mds€ l’an dernier à 100 mds en 2023, risquent d’en prendre un coup. La Turquie est dépendante de la Russie à hauteur de près de 60% pour sa consommation de gaz et elle lui vend beaucoup de biens agricoles. Vladimir Poutine a annoncé qu’elle se fournirait ailleurs… sans citer la France, malheureusement pour nos agriculteurs. Bref, dégommer un avion russe peut coûter cher !

    Mais pourquoi la Turquie agit-elle ainsi ? La raison tient dans ce que j’ai écrit récemment sur le chaos provoqué au Levant par l’intervention américaine en Irak en 2003 : on est en plein retour vers le passé. De fait, nous assistons à une remise à plat de tout ce qui a résulté du partage de l’ancien empire ottoman par les puissances occidentales sans que jamais les populations locales fussent consultées., autrement dit, à la rectification des frontières nées des traités de Sèvres (août 1920) et de Lausanne (juillet 1923), eux-mêmes préfigurés par les accords secrets franco-russo-britanniques dits “Sykes-Picot”. Je ne reviendrai pas sur cette question que j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’aborder si ce n’est pour préciser en quoi cela constitue un danger pour certains pays impliqués dans la guerre civile syrienne, en particulier pour la Turquie.

    Ceux qui ont le plus à craindre des suites de cette guerre sont, comme je l’ai écrit dans Retour vers le passé : Syrie année zéro, les dynasties arabes du golfe parce qu’elles n’ont pas de légitimité historique et religieuse, ce qui est une double tare du point de vue des populations qu’elles ont elles-mêmes contribué à ré-islamiser et à salafiser. La Turquie aussi a beaucoup à perdre d’une remise en cause du statut géopolitique du Levant. A la faveur de cette guerre, la possibilité d’un état kurde indépendant est revenue dans l’actualité et se trouve renforcée par l’autonomie des Kurdes irakiens. Il est évident que les prochains accords de paix en Syrie comporteront un volet kurde. Et il serait étonnant que les puissances n’optent pas pour la solution retenue en Irak. Comment la Turquie pourrait-elle préserver le statu-quo qui fait des Kurdes ses… têtes de turcs ? Et comment pourrait-elle garder Abdullah Öcalan, le fondateur et chef historique du PKK, dans la prison où ils l’ont mis en 1999 ?

    Mais la Turquie peut perdre également à l’autre bout de son territoire. Au Nord-Ouest de la Syrie, une province syrienne a été “donnée” à la Turquie par la France alors qu’elle était la puissance mandataire de Syrie et du Liban : le Sandjak d’Alexandrette, dont la capitale est Antioche, l’antique cité grecque, puis romaine, puis chrétienne. C’était en 1939 pour acheter à la Turquie sa neutralité dans la guerre franco-allemande qui menaçait. Les Turcs tinrent parole mais ce n’est qu’à deux mois de la capitulation de l’Allemagne nazie qu’ils lui déclarèrent la guerre, en mars 1945.  Devenue turque sous le nom de Hatay, la province était jusqu’à présent revendiquée par la Syrie sur un mode pacifique. Je gage qu’il n’en sera pas de même quand il faudra régler les comptes.

    Et je ne suis pas sûr que la Russie de Vladimir Poutine ne se souvienne pas à ce moment-là du défi qu’Erdogan lui a lancé en abattant un de ses avions.