Le chérif Al Baghdadi vise La Mecque
Voilà, on y est ! L’offensive anti-saoudienne de Daech a commencé. Dans ma série sur la Syrie que j’ai regroupée en un article unique paru le 2 novembre dernier sous le titre Guerre civile syrienne : ce qu’il faut savoir (tous les articles en un), j’ai écrit que la dynastie saoudienne était menacée et que son idéologie salafiste serait retournée contre elle pas sa propre créature, Daech. Pendant près de deux mois, personne n’a émis ni repris une telle hypothèse jusque ce que Abou Bakr al-Baghdadi lui-même appelle au soulèvement à la fois contre l’Arabie Saoudite et contre Israël. Un appel qui n’a pas été pris au sérieux et a suscité des tweets moqueurs sur internet complaisamment relayés par la presse française sur le thème « LES Musulmans ont tourné en dérision et avec brio (je souligne) l’appel à la violence du chef autoproclamé de Daech ». Le Point, y va de son commentaire : « Preuve une fois de plus que l’humour est plus fort que la violence » (!) Dormez, bonnes gens, la presse veille ! La bêtise et l’ignorance de nos journalistes sont insondables. D’autres avant Al Baghdadi avaient fait ricaner avant de s’imposer[1].
Depuis, il semble que la chose soit prise plus au sérieux. Il y a fallu l’exécution par l’Arabie Saoudite de quarante-sept personnes dont le Cheikh Nimr-al Nimr, 56 ans, condamné à mort en octobre 2014 pour « sédition, désobéissance au souverain et port d’armes » par un tribunal de Riyad spécialisé dans les affaires de « terrorisme ». Le « terrorisme » est à toutes les sauces, maintenant : en Chine pour faire taire la presse, en Arabie Saoudite pour éliminer des adversaires politiques, en France pour instaurer l’état d’urgence et assigner à résidence des écologistes un peu agités.
Bref, on est à deux doigts d’une bonne vraie guerre. C’est ce que l’Arabie saoudite… et Israël recherchent mais par milices et États-Unis interposés. Car ni Israël ni le régime saoudien ne peut s’engager directement. Or, l’Amérique, depuis un an, se montre un peu molle et l’appel d’Al Baghdadi suivi « incidents » irano-arabes tombent à point nommé pour – espèrent les Saoudiens – rallumer son ardeur.
Et toute la sphère médiatique de commenter en faisant mine de croire qu’il s’agit d’un conflit religieux, c’est-à-dire une opposition chiite-sunnite. C’est le cas en effet mais seulement à titre accessoire. Si ce n’était que ça, pourquoi les menaces du sunnite Al Baghdadi à l’encontre de la sunnite Arabie Saoudite ? La réponse est dans ce fait aujourd’hui absolument irréfutable : nous sommes dans la logique de la contestation du modèle politique et des frontières issus du démantèlement de l’empire ottoman, programmés par les accords Sykes-Picot et mis en œuvre après les traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923). Or, on l’oublie bien souvent, l’Arabie a été conquise dans ce cadre avec la complicité et l’aide active de l’Angleterre par une tribu minoritaire sur la péninsule et, surtout, non liée au prophète Mohamed : les Ibn Saoud.
Les Saoud s’étaient déjà en de multiples occasions depuis la fin du XVIIème siècle distingués en se taillant à coups de sabres un royaume en Arabie, avec des méthodes et une barbarie qui ont inspiré Daech. Ce n’est qu’en 1925, avec la conquête du Hedjaz, que les Saoud évinçaient définitivement les Hachémites descendants du Prophète, qui se trouvèrent relégués en Jordanie et, temporairement, en Syrie puis en Irak. Grâce à la complicité des Anglo-Saxons (Royaume-Uni et États-Unis), toute la péninsule est depuis lors aux mains de tribus non liées à Mohamed.
Le plus étonnant dans cette affaire est que c’est le rigorisme saoudien lui-même qui, selon toute vraisemblance, va provoquer leur perte. Car ce sont les saoudiens wahhabites qui ont prôné et promu à coups de milliards de pétrodollars le salafisme, c’est-à-dire le « retour » à un « islam des origines » rigoriste fantasmé. En les prenant au mot, Daech met la dynastie saoudienne face à ses contradictions. En effet, les Saoud, issus d’une tribu (juive ou chrétienne selon les sources) non apparentée à Mohamed et convertie en 634, ne sont pas habilités, selon les textes, à diriger les croyants, c’est-à-dire à exercer la fonction de califes, ni celle des gardiens des lieux saints. Cela ne leur avait pas été contesté jusqu’à 1991 parce qu’ils avaient été très prudents. Par exemple, les Saoud ont adopté le titre de « roi » et se gardent bien de se dire « califes ». Mais ils se sont mis en faute en laissant les Américains prendre pied et installer des bases sur le territoire d’Arabie, sacré aux yeux des Musulmans. Ce fut l’objet de la première contestation du fondateur d’Al Qaïda Ben Laden. Puis ils ont aggravé leur cas de façon explicite et criminelle aux yeux des Musulmans en participant aux coalitions dirigées par les États-Unis contre l’Irak et la Syrie.
Daech est une armée fantôme dont le chef, qui pourrait aussi bien être mort ou vivre en Suisse, envoie, tel le Vieux de la Montagne, ses hashishiyyin fanatisés à la poursuite de ses ennemis où qu’ils soient.
Aujourd’hui que le chaos né de l’invasion de l’Irak a ouvert la voie à la remise en cause générale du statu quo issu de 1925 et rectifié localement par à-coups (les révolutions baasistes de Syrie et d’Irak), les Saoudiens alliés de l’Amérique et jugés complaisants avec Israël se voient contestés de toutes parts. Mais, contrairement à ce qu’on entend et lit partout, le véritable danger ne vient pas de l’Iran. L’Iran est un état « normal », de type moderne et « civilisé » au sens antique et premier du terme, c’est-à-dire doté d’institutions, administré et entretenant des liens diplomatiques et économiques avec le monde. C’est aussi, et ça peut étonner plus d’un lecteur mais ce n’est pas le lieu d’en discuter, un état presque parfaitement démocratique. Enfin, la société iranienne est dans son siècle. La modernité ne lui fait pas peur : au contraire, elle veut vivre comme les autres sociétés. Autrement dit, l’Iran – qui n’a jamais déclaré la guerre à personne – n’a aucun intérêt à une guerre avec l’Arabie saoudite[2].
Rien de tout ça avec Daech. Au début de l’émergence de cette organisation, je ne donnais pas cher de son avenir. Je pensais naïvement que les puissances allaient mater en un tournemain ce qui n’était il y a deux ans qu’une coalition de groupuscules armés mais peu performants. C’était compter sans les tergiversations et les calculs en tous genres qui faisaient de Daech un ennemi déclaré pour tout le monde dans sa guerre « au terrorisme » mais un allié bien pratique pour chacun dans sa rivalité avec l’autre. Aujourd’hui, Daech est devenu une nébuleuse impalpable et irréductible à un lieu et vouée à s’instiller partout où un espace se libère. Une armée fantôme dont le chef, qui pourrait aussi bien être mort ou vivre en Suisse, envoie, tel le Vieux de la Montagne, ses hashishiyyin fanatisés à la poursuite de ses ennemis où qu’ils soient.
La force de Daech est, comme cela a été démontré avec les attentats de Paris, qu’il suffit à des allumés de se croire missionnés par leur gourou pour passer à l’acte. Nul besoin d’un service de presse, de communication ou de propagande : un message radio, mondialement et complaisamment relayé par les médias internationaux, suffit. Je gage que celui diffusé le 26 décembre contre Israël et l’Arabie saoudite sera scrupuleusement suivi.
Une chose est sûre, Al Baghdadi ne fait pas de distinction : chrétien, juif ou musulman, chiite ou sunnite, peu importe, tout lui est bon. Daech échappe à toute logique… si on juge des choses d’après des préjugés au lieu de consulter l’Histoire. Surtout quand on croit les autres incapables de valeurs qu’on se réserve à soi-même. On peut toujours déplorer ses méthodes – ce sont celles des faibles – mais on doit une fois pour toutes comprendre et admettre qu’Al Baghdadi et les siens font une guerre de survie nationale et patriotique. Si on y parvient, alors, tout s’éclaire.
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Merci kader. Grace à vos articles précédents sur la Syrie,j’ai mieux compris ce qui se passait et ne fut pas très étonnée par cette situation car vous nous aviez prévenus qu’elle pourrait subvenir.
Amicalement