L’ambiguïté de Charlie Hebdo (2)

Blasphème et pornographie par Diana Johnstone 

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L’ambiguïté de Charlie Hebdo

Blasphème et pornographie par Diana Johnstone 

    La France résonne de proclamations selon lesquelles nous devons continuer à publier des caricatures attaquant les musulmans dans le style Charlie Hebdo, faute de quoi nous céderions aux revendications des islamistes. Pour affirmer notre liberté, nous devons prouver que nous n’avons pas peur de commettre un blasphème. 

    Il faut être animé d’un certain esprit religieux pour prendre le blasphème au sérieux. Franchement, le mot ne signifie quasiment rien pour moi. Le blasphème signifie quelque chose si vous craignez d’offenser votre propre dieu, qui vous a averti que cela vous coûterait cher. Mais insulter le dieu de quelqu’un d’autre n’est pas du blasphème. Cela n’affecte pas vos relations avec dieu (ce qui est la signification du blasphème), cela touche d’autres gens, ceux qui croient dans le dieu que vous avez insulté.

    L’idée qu’il est très audacieux de commettre un blasphème contre un dieu dans lequel vous ne croyez pas n’a pas de sens pour moi. Spécialement lorsque ce n’est pas un dieu officiellement adoré dans la société où on vit, mais celui d’une minorité plutôt impopulaire. Dans le milieu de Charlie Hebdo, insulter des convictions musulmanes était certainement le moyen le plus sûr d’amuser les copains. C’était censé aider la vente du journal.

    D’un autre côté, dessiner des caricatures qui rendent des quantités de gens furieux au point de commettre un meurtre relève du défi plutôt que du blasphème. On est toujours libre de lancer un défi. Mais le bon sens commande de se demander si cela en vaut la peine.

    Supposons que vous n’aimiez pas certains aspects d’une religion particulière et que vous souhaitiez combattre de telles croyances. Est-ce que dessiner des caricatures qui réunissent des millions de gens dans la même indignation est le bon moyen ? Si ce n’est pas le cas, ce n’est intellectuellement pas plus important que le saut à l’élastique. Ouais ! Regardez comme je suis audacieux ! Et alors ?

    Il existe bien des méthodes plus efficaces pour débattre de la religion. Prenez comme modèle les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle. Des insultes répétées vont probablement unir davantage les gens dans la défense de leur foi. Ce n’est là qu’une considération pratique, qui ne tient pas compte de la « liberté ».

    D’un autre côté, l’insulte pourrait être une provocation commise précisément pour faire sortir les croyants au grand jour, de manière à pouvoir les attaquer. Cela pourrait être un motif secret de promotion de telles caricatures. Provoquer des musulmans à défendre leur religion d’une manière totalement absurde, qui heurte la majorité de notre population, de façon à pouvoir les ridiculiser encore plus et peut-être prendre des mesures contre eux – guerre au Moyen-Orient (aux côtés d’Israël), ou même expulsion de nos pays (une idée qui monte…).

    Dans le cas spécifique de Charlie Hebdo, la grande majorité des caricatures prétendument blasphématoires n’avait rien à voir avec la foi musulmane, mais étaient plus ou moins pornographiques, assortis de croquis d’organes sexuels masculins. La présence du phallus était « le gag ». Ce mélange tend à brouiller les cartes. Le problème est-il le blasphème ou l’insulte gratuite ? On est libre de faire les deux, évidemment, mais est-ce un argument à propos de la religion ou un saut à l’élastique ?

    C’était apparemment vrai du numéro suivant le drame de Charlie Hebdo, imprimé à sept millions d’exemplaires avec une subvention d’un million d’euros du gouvernement français. Pour le grand public, la couverture dessinée par l’artiste survivant Luz (Rénald Luzier) était une image de réconciliation pacifique, montrant la tête d’un homme coiffé d’un turban, explicitement censé représenter Mahomet, qui verse une larme et tient un panneau « Je suis Charlie » sous la déclaration « Tout est pardonné ». La larme était authentique : Luz pleurait tandis qu’il dessinait. Comme il l’a expliqué en détail lors des funérailles du rédacteur en chef de Charlie, Charb (Stéphane Charbonnier), lui et Charb étaient amants. Mais Luz voulait aussi faire rire ses collègues avec cette couverture, et ils se seraient effectivement mis à rire. Pourquoi ? Selon des commentaires publiés sur internet, la couverture était aussi une plaisanterie interne, parce qu’elle incluait deux dessins cachés de pénis – la marque déposée de Charlie. C’était une bonne plaisanterie bien crade pour les mômes Charlie. « Nous sommes comme des enfants », a dit Luz.

    Pendant les funérailles de Charb en France, des émeutes ont éclaté devant les ambassades françaises dans des pays musulmans, du Pakistan au Nigéria. La foule a brûlé des drapeaux français et a manifesté violemment à Alger. Je suis allée à Alger à deux reprises, et j’y ai vu assez de choses pour me rendre compte qu’il y a dans ce pays un profond fossé entre une classe sociale d’intellectuels, moderne, éduquée et laïque, qui brûle de libérer le pays des entraves de l’irrationalité, et des masses de jeunes hommes faiblement éduqués et fidèles aux interprétations simplistes du Coran. Il y a un conflit d’idées profond et dramatique en Algérie. Certains intellectuels vont courageusement jusqu’à défendre publiquement l’athéisme, dans l’espoir d’influencer leurs compatriotes.

    Les musulmans ont vu la dernière caricature de Charlie comme une répétition des insultes obscènes dirigées contre leur Prophète – pas seulement un blasphème, mais une gifle pornographique. Leurs émeutes représentent un danger pour les intellectuels d’Alger qui sont en mesure de promouvoir la raison et la laïcité dans leur pays. Leur sécurité dépend de leur protection par l’armée. Si la rage des islamistes contre l’Occident influence un grand nombre de soldats ordinaires, les conséquences pourraient être dramatiques. Le tumulte provoqué par Charlie a donné une carte maîtresse aux extrémistes islamistes contre les défenseurs des Lumières.

    Les humoristes de Charlie Hebdo étaient un peu comme des enfants irresponsables qui jouent avec des allumettes et qui ont mis le feu à la maison. Ou peut-être à plusieurs maisons.

DIANA JOHNSTONE

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Diana Johnstone est l’auteur de Fools’ Crusade: Yugoslavia, NATO, and Western Delusions. Son nouveau livre, Queen of Chaos : the Misadventures of Hillary Clinton, sera publié par CounterPunch en 2015.

Article original publié sur le site CounterPunch. Traduit par Diane Gilliard, révisé par Chris et Marcel Barang, pour le site suisse Arrêt sur Info.

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4 Responses to L’ambiguïté de Charlie Hebdo (2)

  1. LEFEBVRE says:

    entièrement d’accord : l’engouement “je suis charlie” est tombé comme un soufflet ! on ne remet pas en cause l’ignominie de l’assassinat, mais les suites peu glorieuses ! sous couvert de liberté d’expression, on cautionne la vulgarité et l’expression peu glorieuse ! c’est vrai que les tabous sont tombés depuis longtemps, mais je crois que notre liberté s’arrête là où commence celle des autres ! la provocation enflamme les esprits faibles et ses conséquences sont dramatiques

  2. Roger says:

    C’est vrai ! mais où sont les limites la provocation, donc du risque qui en découle ?
    Ou sont d’autre part les limites de la langue de bois tolérante, donc du risque de cautionner l’irrationalité donnant sur l’intégrisme ? Pas facile !

  3. Marc Blondet says:

    L’usage que l’on fait de la liberté d’expression est pour moi, aussi important que le respect qui lui est du… Je suis catholique, j’ai mes convictions, elles m’imposent de respecter celles des autres, même si en dehors de ma religion je n’encours pas le blasphème… On peut faire rire sans manquer de respect, la vulgarité avec laquelle certaines obscénités servent de support médiatique peut être permise mais sûrement pas érigée en symbole de la liberté d’expression ! Parmi les incohérences de notre époque il est à considérer que pendant que nous avons ce débat il est question d’interdire les fresques des salles de garde des médecins à l’Hôpital… Depuis deux siècles, elles sont une expression de l’humour carabin et elles n’ont provoqué la mort de personne…

  4. Michelle Favard says:

    Respecter pour être respecté à son tour, sinon cela dégénère…

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