Intervention russe en Syrie

Poutine et le nœud syrien

AlexandreUn vieux mythe phrygien promettait la domination du monde à quiconque viendrait à bout du nœud inextricable qui liait le timon et le joug du char de Gordias, roi paysan de Phrygie[1]. L’histoire dit qu’Alexandre choisit de trancher dans le vif en y portant un grand coup d’épée. Selon une autre version, il lui suffit de retirer la cheville qui liait le joug au timon. Mais ne chipotons pas et restons-en à la version la plus spectaculaire et la plus propre à servir l’industrie du péplum ; sans lui, la geste d’Alexandre eût beaucoup perdu de son charme, de son panache et – pour les superficieux – de son intérêt. Bref ! C’est ce mythe que l’intervention russe en Syrie me rappelle. Elle montre qu’il y a encore dans notre monde politique aseptisé et mollement couillu des gens qui savent décider. Poutine est de ceux-là. 

    La séquence géopolitique qui vient de se jouer sous nos yeux éberlués et la manière dont Vladimir Poutine a retourné l’opinion occidentale ET ses élites (ils vont tous y venir, un à un, la queue basse, en essayant de sauver les apparences[2]) me rappellent un grand moment de l’histoire de la Rome antique. Elles sont à mettre au même rang que, lors des obsèques de César, l’épisode où Marc Antoine, sur le forum, parvint à retourner le peuple de Rome contre les insurgés auxquels il venait, au Sénat, de faire accorder l’amnistie et le pardon[3].

    Comme l’Ukraine, en passe de trouver une solution que les gens raisonnables avaient suggérée dès le début du conflit, la Syrie est en vue d’un règlement dont les mêmes gens sérieux avaient montré la voie dès 2012. Dans les deux cas, le président de Russie a joué un triple rôle : un rôle de présumé marionnettiste, de deus ex machina, à la manœuvre derrière toute crise résultant de la politique irresponsable d’une Euramérique dominatrice, sûre d’elle-même et méprisante ; celui, évident, de protagoniste engagé, convaincu et résolu, fidèle à ses amis et à ses alliés et soucieux des intérêts de son pays ; celui, enfin, d’intercesseur conciliant et patient. Dans le cas de la Syrie, Poutine, que les Otaniens désignaient comme le fauteur de trouble, apparaît in fine comme un partenaire incontournable et peut-être même, formidable retournement, un faiseur de paix.

    Car, à n’en pas douter, l’irruption armée de la Russie dans la crise syrienne va précipiter sa résolution. Et il y a fort à parier qu’il nous sera donné d’en voir l’issue beaucoup plus vite que le président Poutine lui-même ne l’a prédit. Car dès lors que Bachar Al-Assad et son gouvernement seront confortés dans leurs positions, c’est-à-dire quand la pression des « rebelles » sur les grandes villes de Syrie sera relâchée à force de bombardements de l’aviation russe, DAECH sera liquidée… si Poutine le décide ! Car il n’est pas dit que le président russe ne jouera pas de DAECH comme le font les autres protagonistes de cette crise, comme d’un pion dans un formidable jeu d’échecs. (Mais c’est une autre histoire dont je traite dans mon dossier à suivre).

    L’oracle promettait la domination sur l’Asie (le monde de l’époque) à qui trancherait le nœud gordien. Alexandre y crut et le vérifia, et on sait comment cela finit. Poutine y cédera-t-il ou sera-t-il plus raisonnable ? Résistera-t-il à la tentation de la démesure ? Ou se contentera-t-il de la gloire de bien servir son pays et la paix ?

(A suivre)

A lire sur la crise syrienne (du plus récent au plus ancien) :

Et si on essayait la paix ?

Syrie : vers un nouveau Yalta ?

Retour vers le passé : Syrie année zéro

L’opposition kurde : de l’indépendance au fédéralisme

L’Etat islamique : l’ennemi idéal

L’opposition anti-Bachar : nationalistes, islamistes et terroristes

Les belligérants : un État indépendant, des marionnettes au bout d’une ficelle et un électron libre

« Ils » ont menti sur l’Irak et sur l’Ukraine ; « ils » mentent sur la Syrie

__________

[1] La Phrygie est une région de Turquie dont la capitale, Gordion, est à 750 km au nord-ouest d’Alep.
[2] Obama et les Américains, les premiers. Mais on a aussi vu, il ya deux jours, un Hollande très souriant accueillir Poutine à l’Elysée. On aurait préféré qu’il le fît sans attendre que les Américains lui en donnent le signal. Mais c’est une habitude : la diplomatie du gouvernement actuel n’a de français que le nom. On l’a vu sur l’Iran et sur Cuba, deux pays avec lesquels la France aurait pu, comme l’a fait l’Allemagne, suivre une ligne conforme à ses intérêts en ne collant pas à celle des Etats-Unis.
[3] Episode historique popularisé par une scène hallucinante du film de Joseph Mankiewicz Jules César où Marlon Brando, servi par des dialogues empruntés à Shakespeare, est saisissant.

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12 réponses à Intervention russe en Syrie

  1. MIGLIACCIO dit :

    j’éprouve toujours autant de plaisir à vous lire.

  2. bob40 dit :

    Je ne comprends pas pourquoi on continu à citer Daech et non pas l’état islamique !
    La version de Monsieur Fabius qui consistait à soit disant ne pas donner d’ampleur au Califat ne fait en sorte que masquer le Nazislamisme de Abou Bakr al-Baghdadi.
    Ce tyran a l’image d’Hitler veut gouverner le monde et je m’aperçois que c’est calme plat sur nom.
    On accuse Bachar el Assad, d’être un tyran et Monsieur Fabius lui fait procès devant le tribunal international.
    Mais qu’en est-il de Abou Bakr al-Baghdadi ? Rien !! Aucun procès contre lui et ces sbires.
    Oublierait-on que c’est lui le problème au moyen orient !
    Ce tyran a remplacer Oussama ben Laden et proclamé un Califat mondial !
    Il a supplanté Al Qaida avec son État Islamique et tous le monde semble l’oublier.
    On ne parle que de DAECH (ou même parfois de DASH, la lessive qui lave plus blanc que le blanc, comme dirait Coluche)

    • Oui il nous semble bien que POUTINE dit et fait ce qui est décrit dans son discours à l’ONU . Ce discours ,presque irréprochable, ne peut que nous faire penser qu’enfin la Russie ( ex URSS) reconnait l’ONU et désire la paix dans le monde …….
      Reste à savoir si c’est sincère ou si l’action entreprise n’est que passagère et destinée favoriser la Russie dans le contexte géopolitique actuel (qui immanquablement va évoluer dans le futur).
      N’oublions pas les humiliations continuelles de l’ex URSS qui ont suivi la chute du mur de Berlin : il nous semble bien que l’on assiste à un retour en force de l’influence internationale du Président POUTINE qui , joueur d’échec lui même , pourrait bien essayer de devancer les USA qui sont leur seuls opposants réels vu que l’Europe est de fait devenue un vassal des États Unis d’Amérique.
      Espérons que cette dernière observation sera démentie par les faits avenir…

  3. Robert dit :

    Certains prédisent à Poutine un enlisement en Syrie comme feu l’ URSS en Afghanistan. Qu’en pensez-vous Kader ?

    • Kader Hamiche dit :

      Une blague ! La Syrie n’est pas l’Afghanistan ; c’est un pays non pas « arabe » comme le croient beaucoup de gens mais de civilisation gréco-romaine, avec des élites laïques très admiratives du modèle occidental. Le seul pays avec le Liban (qui fait partie de la Syrie historique) a avoir permis que des Musulmans, des Chrétiens et des Juifs vivent ensemble depuis quinze siècles sans trop s’étriper.

      Contrairement à ce qu’on nous raconte, il n’y a pas là-bas de guerre entre les sunnites et les chiites. Les sunnites sont ultra-majoritaires, 72% de la population, les « chiites » alaouites et druzes totalisent environ 15% mais il s’agit de deux branches du chiisme tellement divergentes que c’est tout juste si elles sont considérées comme musulmanes. Quant à la « dictature » exercée par le pouvoir alaouite sur les sunnites, c’est une pure absurdité qui sert en réalité la propagande de ceux qui veulent faire sauter Assad. Un truc qui a servi dans l’autre sens contre Saddam Hussein. Il s’agit en réalité de faire exploser un régime laïc qui reste dangereux pour Israël et surtout, du point de vue des Américains, un pays rétif à leur volonté de puissance, parfaitement autonome et auto-suffisant, doté d’une économie exportatrice, qui ne leur achète rien. Last but not least, la Syrie n’a pas de dettes.

      D’ailleurs, les Américains, qui répugnent à la difficulté, sont déjà en train de tourner casaque. Ils seront très vite suivis de leur caniche Hollande. Ils y sont aidés par Poutine. En bon disciple de Lao-Tseu, il sait qu’il ne faut ni haïr ni humilier ses adversaires ; c’est pourquoi il leur a ouvert une porte de sortie honorable en faisant des offres de concertation avec l’Armée syrienne libre ou ASL (la fameuse « opposition laïque » dont on nous rebat les oreilles alors que ses effectifs ne dépassent pas 15 000 hommes), qui sert de cache-sexe aux islamistes (salafistes et frères musulmans) qui contrôlent le Conseil national syrien et la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (CNFOR) dont l’ASL est membre. La Coalition est dirigée par des Syriens vivant à l’étranger et pilotés par l’Arabie saoudite. Le premier président de la CNFOR fut Ahmad Assi Jarba, un membre de la confédération tribale des Chammar (originaire du Nejd, berceau des Ibn Saoud) dont le roi Abdallah d’Arabie saoudite est issu par sa mère. Cela démontre parfaitement qu’il y a dans l’affaire syrienne une dimension géopolitique régionale sur fond de guerre non pas entre chiites et sunnites mais entre islamistes (sans forcément de dimension terroriste) et laïcs. Mais je développerai dans le dossier que je prépare sur la question.

      Quand aux Allemands, ils n’ont jamais coupé les ponts avec Poutine. L’essentiel de leurs gaz vient de Russie, où ils ont un agent d’influence de premier ordre du nom de… Gerhard Schröder. L’ancien chancelier allemand est le président du consortium germano-russe (dont Gazprom est membre) qui construit en mer Baltique le gazoduc Nord Stream qui permettra d’assurer à l’Allemagne un approvisionnement direct en gaz russe et ainsi échapper aux récurrents conflits gaziers russo-ukrainiens. Verstanden ? (Soit dit en passant : Gerhard Schröder ne travaille pas POUR Gazprom, contrairement à ce que disent ceux qui veulent le faire passer pour un affairiste mais AVEC le géant gazier russe, pour mettre en œuvre un projet d’intérêt national pour les Allemands qu’il avait négocié et signé en tant que Chancelier. Cela n’a rien à voir avec les petites affaires de Sarkozy, par exemple.)

      C’est comme pour l’Iran. Les Allemands ont toujours fait des affaires avec ce pays, notamment sur le marché automobile où Volkswagen et autres ont remplacé Peugeot, premier fournisseur avant l’embargo unilatéralement décrété par les Etats-Unis. Les Allemands tiennent toujours deux fers au feu. C’est d’ailleurs très bien pour la France car cela permet à notre pays de limiter les dégâts consécutifs aux initiatives aventureuses de nos gouvernements vendus aux Américains.

  4. Toucan dit :

    Bravo pour cet article.Notre ministre des affaires étrangères n ‘a-til pas lâché un peu de lest en reconnaissant il y a peu qu ‘en plus de DAECH il y avait aussi AL NOSRA… j ‘ai beaucoup aimé  » ils vont tous y venir…un à un….  » . Il est grand temps .

  5. Gérald dit :

    Bravo Kader
    C’est devenu très clair

  6. ODIN dit :

    Monsieur Hamiche, ne pensez vous pas que pour régler définitivement le problème, il va falloir faire rendre gorge aux Saoudiens et aux Turcs ????. Car en fait ce sont eux qui organisent, financent, attisent toute cette rebellion ?

    • Kader Hamiche dit :

      Je crois surtout que chacun devrait s’occuper de ses affaires et défendre les intérêts de son pays. Je ne vois pas quel mal les Saoudiens ou les Turcs font à la France. La France, si elle avait les dirigeants dignes de sa grandeur passée, est la mieux placée pour instaurer en Syrie et en Irak, où elle n’a toujours eu que des amis, un équilibre entre les parties sans y laisser ses propres plumes. Mais on fait avec ce qu’on a.

  7. Lariviere Edith dit :

    Bravo, Kader, vos explications très documentées nous permettent de mieux comprendre cet imbroglio au Moyen Orient.

  8. Isabelle dit :

    Merci pour cette analyse approfondie qui nous éclaire et nous permet de mieux comprendre ce qui se passe en Syrie.

  9. toto dit :

    Je suis étonné qu’Israël et les sionistes ne soient pas mentionnés dans cette ténébreuse affaire. Pourtant comme tireurs de ficelles et manipulateurs sournois ils sont champions. Il n’y a qu’à voir de ce qu’ils ont fait au Liban. Surtout pas d’entente entre chrétiens et musulmans!

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