Crise syrienne : ce qu’il faut savoir (2)

Les belligérants : un État indépendant, des marionnettes au bout d’une ficelle et un électron libre.

images    Les premiers articles de notre petit dossier syrien sont consacrés au contexte humain de la crise : qui y participe, quel sont ses motivations et son rôle ? C’est une première partie, le quis, le quid et le cur, du canevas qui nous sert à éclairer les circonstances de ces tragiques événements. Il y a évidemment les belligérants, c’est-à-dire les parties impliquées dans le combat proprement dit ; il y a aussi ceux qui sont à leurs côtés ou derrière eux ; et il y a enfin celui, parce qu’il y en a un, qui agit pour son propre compte. Pour chacun d’eux, nous verrons ce qu’il en est et ce que nos chers médias en disent… ou en taisent.

    Le principal protagoniste de la crise syrienne est, évidemment, le pouvoir syrien, c’est-à-dire le Président Al Assad, ses alliés et son gouvernement. C’est là un point très important car la médiasphère censée nous informer ne parle que de Bachar Al Assad, comme si à lui seul il tenait dix-huit millions de Syriens sous son joug. Ce premier article lui est consacré.

    La Syrie a une très longue tradition de coups d’état et de dictature. Le pouvoir actuel n’échappe pas à la règle. Mais encore faut-il s’entendre sur ce que signifie ce mot de dictature. Si on la comprend comme le despotisme, c’est-à-dire l’emprise absolue d’un seul ou d’un clan sur une multitude, on est dans l’erreur. En revanche, si on entend par là le contrôle du politique par une oligarchie de type aristocratique, on est dans le vrai. A condition de ne pas parler de confiscation du pouvoir. Car si Al Assad gouverne en potentat, il le fait à la manière des tyrans[1] de la Grèce antique ou, plus justement, des césars romains. Derrière ces tyrans et ces césars, il y avait les familles, les clans, les tribus (Plutarque, à propos d’Athènes : « Plusieurs familles ont fondé la phratrie, plusieurs phratries fondent la tribu, et plusieurs tribus la cité ») qui contribuaient à leurs frais à la gestion et, surtout, à la défense de la Cité. A l’origine de Rome, il y avait trois gentes ou clans : les Tities, les Ramnes et les Luceres, d’où la forme tripartite de toutes les institutions romaines, chacune des familles y apportant sa part : des terres, des décisionnaires politiques délégués aux curies et au Sénat[2], des gestionnaires et des militaires. Ces trois familles patriciennes des débuts de Rome furent rejointes – quelquefois après des troubles sociaux – par de nombreuses autres qui gagnèrent ainsi le droit de participer à la vie politique de l’Urbs.

    Ce modèle a perduré dans toutes les sociétés méditerranéennes de type tribal. Dans les pays du Moyen-Orient nés du démantèlement de l’empire ottoman, il se conjugue avec une survivance de ce qu’on appelle le système de millyet, basé sur les distinctions confessionnelles, qui assure à chaque minorité religieuse des droits politiques et une certaine autonomie. C’est le seul modèle viable dans les société multiconfessionnelles comme la Syrie (et le Liban, mais le Liban et la Syrie sont un seul et même peuple). Au Liban, pour mettre fin à la guerre civile déclenchée en 1975, la logique fut poussée jusque dans les institutions elles-mêmes, qui furent réformées par l’accord de Taëf de 1989 pour distribuer les pouvoirs entre les diverses confessions. Depuis, le Président de la République libanaise est un chrétien maronite. Les cent-vingt huit sièges de l’Assemblée nationale, présidée par un musulman chiite, sont répartis à parité entre chrétiens et musulmans (alors que ceux-ci, notons-le, représentent 60% de la population). Le Premier ministre doit être musulman sunnite, le vice-premier ministre et le porte-parole du gouvernement, des chrétiens orthodoxes.

    En Syrie, comme en Irak, où le XXème siècle fut celui du triomphe des principes politiques imités de l’Occident, un subtil équilibre entre les factions religio-tribales permit de maintenir l’unité du pays, non sans que des rivalités idéologiques ou d’ambitions fussent réglées par des coups d’état, des assassinats et des règlements de comptes. Mais c’était le lot de tous les continents en un XXème siècle pour le moins agité. Notons que le régime politique stricto sensu – république ou monarchie – ne change rien à l’affaire pourvu que les équilibres soient respectés. Témoin la Jordanie.

    Bachar Al Assad est l’héritier de cette histoire et de cette sociologie. Pas plus que ses prédécesseurs il n’a contrevenu à la tradition. Depuis l’indépendance et le premier coup d’état qui mit fin à la présidence de Choukri al-Kouatli en 1949, la Syrie a connu une série de coups d’état, d’assassinats et de règlements de compte sur fond de Guerre froide et de guerre tout court avec le voisin Israël (1948, 1967 et 1973). L’arrivée au pouvoir de Hafez Al-Assad en 1970 à la suite d’un nième coup d’état s’apparente, toutes proportions gardées, à ce que fut l’avènement d’Auguste en -27[3]. Elle permit, avec le soutien de diverses strates de la société syrienne, de stabiliser le pays. A telle enseigne qu’Assad resta trente ans au pouvoir et que son fils lui succéda en 2000.

    Quid du peuple, me direz-vous ? Réponse : voir illustration ! En politique tout du moins, le peuple et l’individu sont des réalités occidentales ; pour l’Orient musulman, ce sont des fictions. Là, il n’y a que des tribus et des clans dont les membres, assignés à leur appartenance, n’aspirent qu’à deux choses : être gouvernés (et non voter) et vivre en paix.

(A suivre)

A lire sur la crise syrienne (du plus récent au plus ancien) :

Et si on essayait la paix ?

Syrie : vers un nouveau Yalta ?

Retour vers le passé : Syrie année zéro

L’opposition kurde : de l’indépendance au fédéralisme

L’Etat islamique : l’ennemi idéal

L’opposition anti-Bachar : nationalistes, islamistes et terroristes

« Ils » ont menti sur l’Irak et sur l’Ukraine ; « ils » mentent sur la Syrie

Poutine et le nœud syrien

___________________

[1] Ce mot signifiait « roi » et ne contenait aucune connotation péjorative jusqu’à ce que la « démocratie » fût théorisée par Platon. Dans le même ordre d’idée, les Français ont une traduction dévoyée des mots « roi », « empereur », « césar ».
[2] Dans la Rome pré-républicaine, le Sénat regroupe les patriciens, c’est-à-dire les chefs des familles (patres) qui constituent les gentes. Sa fonction principale est de choisir le roi. Sous la République, rien ne change si ce n’est qu’il ne s’agit plus d’un roi mais de deux Consuls. Quant à l’Empire romain, une interprétation rétrospective née de l’exercice jugé despotique du pouvoir par Louis XIV puis par Napoléon 1er nous le présente abusivement comme le pouvoir absolu d’un seul, avec un Empereur omnipotent et un Sénat débile. La réalité était toute autre.
[3] Je sais : je suis un tantinet provocateur. Mais ceux qui connaissent leur histoire romaine savent qu’il y a beaucoup de ça.

Ce contenu a été publié dans Non classé. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

6 réponses à Crise syrienne : ce qu’il faut savoir (2)

  1. ORSERO dit :

    Merci beaucoup! J’impatiente de lire la suite!

  2. André Bianchi dit :

    Kader, merci pour cette brillante analyse! Grande culture, excellente écriture. Pourquoi nos politiques ne s’ inspirent-ils pas de ces vérités. Je pense que nous ferions un grand pas vers la paix au Moyen Orient.
    Amitiés sincères

  3. jany dit :

    Toujours aussi passionnant Kader,merci.
    Entièrement d’accord avec votre « Quid du peuple »,lorsque l’occident cessera de vouloir rependre la bonne parole en promouvant notre vision du monde sans respecter les différences de mentalité ,la paix restera fragile.
    Fraternellement

  4. couffin dit :

    Merci de remettre l’histoire au premier plan , cela semble bien avoir été oublié par les médias et les politiques……

  5. MIGLIACCIO dit :

    Un cours d’histoire dirigé de mains de maitre, avec Kader on ne se lasse jamais.

  6. Ping : Guerre civile syrienne : ce qu’il faut savoir (tous les articles en un) | Aimer sa patrie et respecter celle des autres

Répondre à André Bianchi Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *