Crise syrienne : épilogue en vue

Syrie : vers un nouveau Yalta ?

Partie d'échecsDepuis 1978 et la déposition du shah d’Iran par les ayatollahs, l’Iran et l’Arabie Saoudite jouent une version régionale de la Guerre froide. La guerre civile syrienne, c’est aussi cela. La Guerre froide, cela signifie, après s’être partagé le monde, mener des guerres par procuration pour agrandir son pré-carré. C’est très exactement ce qui se passe en Syrie entre ces deux pays. A ceci près que l’Iran, là encore, est en défense car, depuis trente ans, ce pays subit, comme la Russie, une formidable pression d’un occident soumis à l’Amérique. 

Guerre par procuration entre puissances régionales

    Il est vrai que l’Iran, avec sa révolution islamiste de 1979, contribua plus que largement au chaos moyen-oriental. Mais ce mot, ici, est à prendre dans ses deux acceptions : celle de désordre, de tumulte, et celle de confusion propice à un nouvel ordonnancement du monde. En effet, le modèle politique radicalement nouveau introduit par les ayatollahs eut un formidable impact sur des foules musulmanes qui ne se reconnaissaient pas dans le partage du monde en deux blocs[1]. Surtout, il mit en évidence le hiatus qui existait entre les élites musulmanes occidentalisées et leurs peuples plus attachés aux traditions musulmanes. Ajouter à cela le regain de fierté suscité par le positionnement résolument pro-palestinien de l’Iran et l’on comprendra combien cet événement fut déstabilisateur pour les états de la région et, au-delà, pour les grandes puissances.

Petites, moyennes et grandes puissances dans la guerre Iran-Irak

    Cet épisode de l’Histoire du Moyen-Orient fut déterminant pour la situation géopolitique actuelle. C’est pourquoi, nous nous y attardons. Les puissances occidentales et leurs satellites arabes se coalisèrent pour tenter de mater l’Iran par la force en armant l’Irak de Saddam Hussein. Mais on sait ce qu’il en résulta : l’Irak ruiné par huit ans d’une guerre fratricide et lesté d’une rancœur inextinguible à l’encontre d’une Amérique peu reconnaissante pour les sacrifices consentis envahit le Koweït pour se payer sur la bête. Ce, avec l’accord tacite des Américains. Il en résulta la première guerre d’Irak suivie d’une mise sous tutelle humiliante et d’un embargo désastreux pour sa population[2], le tout conclu par l’invasion et la destruction du pays par les armées de George Bush Jr.

    L’Arabie saoudite, la Jordanie et les états du golfe persique furent les principaux financiers de l’Irak, auxquels ils fournirent des milliards de dollars pour payer les achats massifs d’armes à l’URSS et à la France. L’Egypte aida l’Irak en lui livrant des armes et, surtout, deux millions de travailleurs pour remplacer ceux partis au front. La Syrie, elle, se rangea du côté de l’Iran, allant jusqu’à couper l’oléoduc Kirkouk-Banyas qui permettait l’exportation du pétrole irakien, ce qui aurait précipité la défaite de l’Irak si la Turquie n’était pas venue à son secours en permettant l’ouverture d’une nouvelle ligne traversant son territoire.

    Ancien allié du Shah d’Iran, Israël profita du conflit pour bombarder la centrale nucléaire d’Osirak construite par les Français en Irak, opération pour laquelle il bénéficia de la collaboration de l’aviation iranienne. Mais il alla plus loin en livrant à l’Iran des missiles antichars et des missiles anti-aériens pour ses avions d’attaque. Enfin, Israël servit d’intermédiaire à de nombreux pays occidentaux, dont la France, pour contourner l’embargo sur les ventes d’armes à l’Iran.

    Les Etats-Unis, tout en se tenant en apparence à l’écart, soutinrent pleinement l’Irak. Pour cela, ils passèrent par leurs satellites arabes. De son côté, la France se distingua par un drôle de double jeu puisqu’elle fit partie des 29 pays qui livrèrent des armes aux deux belligérants à la fois. Mais son soutien direct et diplomatique alla à l’Irak.

    L’URSS aussi était officiellement du côté de l’Irak laïc avec lequel elle avait signé en 1972 un traité d’amitié. Mais, en juillet 1981, elle signa également deux accords de coopération avec l’Iran, où elle envoya de nombreux conseillers militaires, et auquel elle fournit, directement ou en passant par des pays tiers, plusieurs centaines de millions de dollars de matériel militaire.

Plusieurs camps aux motivations disparates

    C’est ainsi qu’on voit se dessiner les deux camps qui s’opposent aujourd’hui en Syrie : d’un côté l’Euramérique, c’est-à-dire les Etats-Unis et leurs satellites européens, le Royaume-Uni et la France, l’Arabie saoudite et les émirats du golfe, Qatar, Emirats Unis, Koweït ; de l’autre, la Russie, l’Iran et ses protégés irakiens et chiites du Liban (Hezbollah), au secours de la Syrie. Un troisième camp est parfaitement dessiné est celui des états qui jouent leur propre carte en se mouillant sans se mouiller : la Jordanie, qui ne veut se fâcher avec personne, la Turquie, qui a tout intérêt à ce que ses voisins s’entr’égorgent et qui profite du chaos pour taper sur ses propres opposants ; et Israël, qui se fait tout petit parce qu’il comprend, surtout depuis que des arabes israéliens se mettent à se suicider en tuant des juifs israéliens. Et, surtout, parce que ses dirigeants ont compris que leurs protecteurs américains n’étaient pas si fiables qu’ils le pensaient.

    On se retrouve donc avec trois camps mais ce n’est pas pour autant qu’il y ait dans chacun d’eux unité et homogénéité des motivations. L’Arabie saoudite, par exemple, n’est pas avec l’Amérique (on va bientôt pouvoir écrire « n’était pas ») parce qu’elle partageait ses vues mais parce qu’elle servait ses propres projets. Pour faire simple, l’Amérique s’est attaquée à l’Irak, à l’Iran et à la Syrie pour défendre les intérêts de ses alliés israéliens (et, au passage, racketter les contribuables américains de quelque 1 700 milliards de dollars) ; l’Arabie saoudite l’a suivie parce que ça affaiblissait ses propres concurrents à la prééminence géo-locale et surtout parce qu’elle est s’inquiète la pérennité de la dynastie Saoud à la tête du pays[3] ; enfin, la Turquie a fait semblant mais s’est longtemps contentée du service minimum (permettre à l’aviation américaine d’utiliser les bases turques de l’OTAN) puis, quand elle a frappé à son tour, elle a ciblé les Kurdes, c’est-à-dire des ennemis de celui qu’elle était censée aider à chasser du pouvoir.

    L’affaire syrienne est l’aboutissement, provisoire car l’Histoire ne s’arrête jamais, de cette série de conflits. Si l’entreprise américano-arabe avait été menée à son terme, nous aurions eu la situation suivante : un régime islamiste sunnite inféodée à l’Arabie saoudite et à ses alliés du golfe persique en Syrie et un régime à l’iranienne en Irak. Je dis « à l’iranienne » car, contrairement à ces pays qui sont des monarchies absolues, l’Iran est une république et, d’une certaine façon, une démocratie à géométrie contrôlée par une oligarchie religieuse mais une démocratie tout de même[4]. Les deux puissances islamiques régionales auraient agrandi leur zone d’influence aux dépens de deux nations jusqu’alors laïques et auraient continué à se regarder en chiens de faïence en attendant l’occasion d’un prochain conflit.

Au bras-de-fer, les américains un peu mous du genou

    Un conflit qui serait sans aucun doute venu, comme ceux d’Irak et de Syrie, de l’Amérique où les faucons dans le style de George Bush échoueront sans doute à la prochaine présidentielle mais ce ne sera pas toujours le cas. Parallèlement, comme en un miroir, le bras-de-fer russo-américain reprendrait son cours jalonné de coups tordus et de « révolutions de couleur » téléguidées. L’irruption active et tonitruante de la Russie dans l’affaire syrienne est en train de mettre tout ce processus en échec.

    En effet, après quatre semaines de raids aériens sur la totalité des positions de la rébellion anti-Assad, le paysage géopolitique a considérablement évolué. Comme disent les « experts », les lignes ont bougé. Et, curieusement, elles ont toutes bougé dans la même direction. Tout le monde se met à vouloir discuter avec la Russie et tout le monde, sauf la France, renonce au préalable de l’éviction de Bachar A-Assad.

    De ce point de vue, ce mois d’octobre 2015 a formidablement accéléré le mouvement. Depuis que le 28 septembre dernier à l’ONU Vladimir Poutine a dit ce qu’il fallait faire et, dès le lendemain, a commencé à faire ce qu’il avait dit, nous avons assisté à une cascade d’événements  qui sont en train de mener l’Occident et le Moyen-Orient à un nouveau Yalta. J’y reviendrai dans le dernier chapitre de ce dossier consacré aux perspectives mais, pour l’heure, restons-en à ses manifestations les plus prosaïques. Par exemple, cette surprenante réunion organisée vendredi 23 à Vienne, capitale de l’Autriche, entre les Russes, les Américains, les Turcs et les Saoudiens. Vous avez bien lu : ni l’Union européenne ni aucun pays européen n’y était convié. A Vienne, au cœur de l’Europe ! Après concertation entre les anti-Assad et un tête-tête entre les chefs des diplomaties américaine et russe, John Kerry et Sergueï Lavrov, les quatre conférenciers se sont mis d’accord pour se revoir. En diplomatie, c’est comme en galanterie : on ne couche pas le premier soir ! John Kerry a néanmoins regretté que d’autres puissances n’aient pas été présentes. Il n’a parlé ni de l’Europe, ni de l’Allemagne, ni de la France mais de l’Iran, des Emirats arabes unis et, curieusement, de l’Egypte, alors qu’elle ne participe aucunement au conflit. Quoi qu’il en soit, on a prévu de se revoir ce vendredi 30 octobre (la France vient d’annoncer en dernière minute qu’elle y participera).

Où est l’Europe ? Où est la France ?

    Les Français évincés de la réunion de Vienne organisaient ce mardi 27 un « dîner de travail » où étaient présent les USA, le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, la Jordanie, le Qatar et la Turquie. Pas la Russie. D’après RFI, ce serait une manière de la punir de n’avoir pas invité la France à Vienne. Là encore, vous avez bien lu : la France et RFI envisagent sérieusement que la Russie puisse organiser dans une capitale européenne une réunion internationale dont elle exclurait la France.

    Mais tout cela n’est que poudre aux yeux, nuage de fumée, tout de magie destinés à habiller leur reddition. Une façon comme une autre de sauver la face. Car il ne fait aucun doute que tout cela va dans les jours qui suivent, se conclure par des accords qui ramèneront le Moyen-Orient à l’état où il était en 2011. A ceci près que les Etats-Unis n’y auront plus aucune influence.

    J’ai dit plus haut que plusieurs événements ont précipité le mouvement vers une normalisation des choses. J’ai cité deux réunions diplomatiques, en précisant que c’était là un habillage pour que chacune des puissances puisse donner l’impression de peser sur le cours des choses alors que les dés sont jetés. D’autres discussions sont autrement plus signifiantes. Parmi elles, celles qui ont eu lieu au début de ce mois entre le ministre russe de l’énergie, Alexandre Novak,  et son homologue saoudien Ali al Naïmi sur l’état du marché pétrolier. « A Istanbul, (où il avait participé à une réunion des ministres de l’Energie du G20), nous avons discuté de la situation du marché, nous avons eu des consultations, nous avons échangé nos vues sur la demande, la production, la révolution du pétrole de schiste (et) nous sommes convenus de poursuivre les consultations », a-t-il dit. Comme quoi, pendant qu’on s’entre-tuait par procuration en Syrie, les choses sérieuses avaient commencé bien avant.

(A suivre)

A lire sur la crise syrienne (du plus récent au plus ancien) :

Et si on essayait la paix ?

Retour vers le passé : Syrie année zéro

L’opposition kurde : de l’indépendance au fédéralisme

L’Etat islamique : l’ennemi idéal

L’opposition anti-Bachar : nationalistes, islamistes et terroristes

Les belligérants : un État indépendant, des marionnettes au bout d’une ficelle et un électron libre

« Ils » ont menti sur l’Irak et sur l’Ukraine ; « ils » mentent sur la Syrie

Poutine et le nœud syrien

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[1] Le mouvement des « non-alignés », qui groupait des pays en voie de développement, était en réalité un faux nez de l’URSS et de la Chine.
[2] Selon un rapport de l’ONU de juin 2000, il fit 500 000 à 1 500 000 morts, « essentiellement des enfants ».
[3] Voir mon article précédent où je mets en évidence la lutte pour le califat, feutrée mais réelle, qui monte entre les descendants du Prophète Mohamed et les clans qui règnent sur la péninsule arabique. Deux rappels : 1. les Al Saoud règnent depuis moins d’un siècle après avoir chassé les Hachémites par la guerre soutenue par une puissance étrangère ; 2. Ben Laden, de retour d’Afghanistan où il avait servi les vies des Etats-Unis et de l’Arabie, s’est vite fâché avec les autorités, qu’il accusait de corruption, parce qu’elles avaient ouvert le territoire, sacré pour les Musulmans, aux troupes américaines. Soupçonné d’avoir commandité ses premiers attentats contre l’Arabie saoudite (une tentative d’assassinat de son ambassadeur au Pakistan et le détournement d’un avion de ligne intérieure), Ben Laden, qui s’était rapproché de l’opposition saoudienne, fut privé de sa nationalité en 1994. D’ici que les opposants rappellent que la tribu Saoud est juive d’origine, il n’y a pas loin.
[4] Avant que les Françaises obtiennent le droit de vote en 1944, la France était une démocratie à géométrie contrôlée.

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8 réponses à Crise syrienne : épilogue en vue

  1. Jean-Marie dit :

    Bonjour Kader,
    Ce que vous dites est pertinent, comme toujours et certainement plus que les ‘explications’ emberlificotées de nos médias et de notre diplomatie. La nouvelle du prochain congrès de Vienne dont faisait état hier Le Monde (quelque peu gêné dans les entournures), semble vous donner raison à propos de la prise en main des cartes maîtresses par la Russie. Voyez cet extrait du Monde (qui n’est pourtant pas la meilleure référence en matière de vraie objectivité) : Cette nouvelle était complètement tue dans tous les JT de la télé française, qui pourtant s’étendaient sur la « volonté » de la France de ne pas traiter avec El Assad et ses alliés… Comme à son habitude, le couple Hollande-Fabius est totalement autiste, encore plus que le pitoyable couple Sarko-Juppé. Gageons que derrière cette posture, il n’y a pas que des bons sentiments prétendument ‘droitdelhommistes’ du côté français, mais des intérêts (vested interests) militaro-économiques (voir les mines réjouies de Valls la Menace et de Le Drian) à courte vue.

  2. Robert dit :

    Merci Kader pour cette passionnante synthèse… Mais alors quel bazar !

  3. Léo dit :

    Encore merci Kader, pour cette suite !!! mais dur!dur! de suivre, à moins de lire au moins 2 fois comme moi pour bien comprendre cette partie du monde!
    A suivre!!

  4. MIGLIACCIO dit :

    Toujours autant d’intérêts à lire vos articles et soif d’attendre la suite.

  5. Martinez dit :

    Bonsoir Kader et merci de toutes ces informations qui ne sont plus des informations journalistiques mais de l’histoire du monde avec un grand H. Merci de vos analyses et de vos « lumières » pour nous profanes que nous sommes. La conclusion de toutes ces guerres, c’est uniquement la finance qui fait courir tous ces hommes… Quelle tristesse…. C’est quoi une vie humaine pour ces hommes assouffés d’argent et de gloire???? Pauvre humanité.

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