L’obsolescence du système de Bretton Woods et les dérives américaines

Derrière le Tafta, la géopolitique (3)

Avec un dollar étalon livré à lui-même, l’Amérique se croit tout permis

Dollar    Le dollar a remplacé l’or comme unité de compte des échanges internationaux en juillet 1944 à la suite des accords de Bretton Woods. Après de longues discussions, cette solution s’imposa  contre le projet de Maynard Keynes de créer une monnaie d’échanges neutre, le bancor, marquant ainsi la puissance des Américains. Mais l’étalon-dollar était conçu comme une simple représentation de ce qui restait le véritable étalon, l’or, par rapport auquel il était défini : à l’époque, 35 $ l’once (1280 $ aujourd’hui, ce qui dit la puissance de la monnaie américaine en 1944).

    Concrètement, les dollars en circulation étaient couverts par des dépôts en or provenant des 44 pays alliés signataires de l’accord. Plus important, l’assurance que les États-Unis ne profiteraient pas de la situation pour favoriser leur propre économie était en théorie garantie par la convertibilité du dollar en or, étant entendu implicitement que les états s’abstiendraient d’en faire la demande. Ces deux clauses en réalité antinomiques ouvraient la porte à la contestation de l’accord.

    Le système de Bretton Woods consacrait la supériorité économique et militaire des États-Unis. Ils assuraient à eux seuls 50% de la production mondiale de richesses et 1/3 des échanges internationaux ; ils étaient les créanciers de toutes les autres nations et la seule puissance nucléaire. Mais il n’éteignait pas les ambitions déçues du Royaume-Uni de conserver sa prééminence acquise après la première Guerre Mondiale de pôle central de la finance internationale. Et il fut plus tard victime de son efficacité puisqu’il avait pour but de reconstruire l’Europe mise à terre par la guerre et que celle-ci à peine remise se dressa contre les États-Unis. En 1973, la RFA à elle seule exportait presque autant qu’eux (11,7% des échanges internationaux contre 12,3%). Débordés par la montée en puissance des économies allemande et japonaise, conjuguées à celles d’autres pays occidentaux, la France, l’Italie, le Canada et les Pays-Bas, les États-Unis furent en réalité continûment contestés dans leur hégémonie. Mais ils le furent de l’intérieur, au sein du bloc de l’Ouest, et cette contestation, à part celle d’une France très sensible aux sirènes socialistes, n’alla pas jusqu’à remettre en question l’alliance stratégique.

    Concurrents des États-Unis, les Européens n’en étaient pas moins leurs alliés, leurs obligés et leurs protégés face à la menace soviétique. Une menace qu’ils étaient de surcroît les seuls à affronter sur tous les théâtres, asiatiques, africains et sud-américains, où elle se concrétisait par la guerre, la révolution armée ou la sédition.

    De contesté, le système est carrément devenu anachronique et obsolète avec la montée en puissance des économies émergentes et, plus encore, avec la fin de la guerre froide. En effet, indépendamment des considérations géopolitiques et militaires, l’étalon-dollar ne se justifie plus depuis bien longtemps. La part des États-Unis dans le commerce mondial ne représente plus que 10,8% du total : 2 310 mds$ sur 21 350 en 2014, loin derrière l’Union européenne (37,5%) et les BRICs (18,6% dont 12 pour la seule Chine).

    Dans ces conditions, pourquoi le système n’a-t-il pas évolué ?

    La réponse est triple :

  1. les pays émergents, y compris la Russie, s’en sont longtemps satisfaits, leur seule préoccupation étant d’y être pleinement intégrés. En effet, quand on a connu (seuls les plus de quarante ans s’en souviennent) les queues interminables devant des étals de magasin d’état vides (union soviétique et ses satellites) ou la famine à cinquante millions de morts de l’ère Mao, on réfléchit à deux fois avant de se plaindre d’un système qui vous nourrit ;
  2. le principe du dollar-roi a été maintenu mais les Américains ont fait deux concessions majeures à leurs partenaires et alliés européens, ainsi qu’à leur principaux partenaires économiques dits « émergents ». La première est la consécration de la City comme place boursière mondiale et cœur de l’économie financiarisée, même si elle est aujourd’hui très concurrencée par les bourses asiatiques ; la seconde est la large ouverture du marché américain aux importations. Les États-Unis à eux seuls absorbent 13,3% des importations mondiales. Leur déficit commercial atteint 792 mds$ pour les marchandises, les EU se rattrapant sur les services avec un excédent de 236 mds$. Les principaux bénéficiaires en sont la Chine qui vend aux Américains pour 340 mds$ de marchandises de plus qu’elle ne leur en achète et l’UE dont l’excédent commercial est de 141 mds$ dont 55 pour la seule Allemagne. J’ai de bonnes raisons de croire que les États-Unis ne se sont pas acharnés à résorber ces déficits abyssaux. On verra plus loin pourquoi ;
  3. l’UE conçue comme un prolongement de l’Amérique, les États-Unis, les Européens et leurs satellites africains ou sud et nord-américains ont raisonné en termes de blocs (comme à l’époque de la guerre froide). Il leur était naturel de refuser toute évolution en arguant que, tous ensemble, ils représentaient plus des deux tiers de l’économie mondiale. D’ailleurs, depuis quelque temps et, singulièrement ces derniers jours, le thème de la menace asiatique tient une large place dans l’argumentaire des Euro-Atlantistes pour accélérer la signature du TAFTA.[1]

Un système favorable dont les Américains ont largement abusé

    En réalité, le système aurait parfaitement pu continuer à fonctionner si les passions mauvaises ne s’en étaient pas mêlées. Par passions mauvaises, j’entends volonté d’écraser l’autre, le partenaire et l’allié autant que l’ennemi, la soif de posséder plus que l’autre, voire contre l’autre, le penchant vicieux, pour arriver à ses fins, pour les procédés les plus tortueux là où la simple honnêteté eût obtenu les mêmes résultats, etc. Ainsi, plutôt que de jouir sereinement des privilèges à eux conférés par le système de Bretton Woods, les Américains n’ont eu de cesse de vouloir en tirer un maximum de profits supplémentaires.

    Pour cela, ils ont souvent recouru à des pratiques plus que discutables, malhonnêtes. Il faut néanmoins reconnaître que les premiers à tirer furent, comme de juste, les Anglais. Profitant de ce qu’aucun contrôle n’était prévu quant à la quantité de dollars émis, ils mirent en place un système détourné d’investissement en dollars un peu compliqué à expliquer ici mais dont il suffit de dire qu’il fut à l’origine des paradis fiscaux. Perfide Albion ! Il s’en suivit une inflation monétaire qui conduisit l’Allemagne, détentrice de quantités très excédentaires de dollars, à en demander le remboursement d’une partie en or[2]. Mais les États-Unis décidèrent unilatéralement de se soustraire à cette obligation inhérente au concept même de monnaie qui s’appelle convertibilité. Dès lors, le dollar fut livré à lui-même et sa valeur se mit à faire du yo-yo, ce qui inquiéta tout le monde sauf l’Amérique.

Les États-Unis continuèrent d’émettre sans retenue des dollars qui, depuis lors, ont tout de la fausse monnaie. Cette inflation de dollars (qui ont, entre 1944 et ce jour, perdu plus de 97% de leur valeur) se traduit par un creusement de la dette américaine jusqu’à atteindre 19 188 mds$ au 5 de ce mois de mai 2016. Une inflation dont les économistes s’accordent à reconnaître qu’elle est directement responsable de la crise pétrolière de 1973, du phénomène des fonds spéculatifs, (fonds de placements déconnectés de la véritable économie et basés sur la spéculation sur le cours des monnaies), et de la Crise économique de 2007-2011 initiée par celle des subprimes.

    En voie très avancée d’intégration dans l’aire que j’appelle EurAfroAmérique voulue par les idéologues de la mondialisation non seulement économique mais également politique, l’UE ne se rebiffe contre cette situation que pour la forme (lire TAFTA : l’opération « embrouille » bat son plein et TAFTA : flou, mensonge et dissimulation à tous les étages). En effet, l’Union européenne, tombée entre les mains d’une caste d’idéologues mondialistes tout acquis au modèle non seulement économique mais également civilisationnel américain, a été plongée contre ses peuples dans un processus de déconstruction de son modèle au profit de celui venu d’outre-Atlantique, ce, sans que les Américains n’aient à les pousser beaucoup. Mieux, si l’on ose dire, elle a entraîné dans cette dérive bon nombre de pays africains des anciens empires français et britanniques. Il est donc logique, encore une fois, qu’elle se satisfasse de cette situation.

    Il n’en est pas de même des pays émergents émergés ou très près de l’être. Dans le deuxième article, j’ai décrit le processus de sortie du système dollar initié par l’OCS rejoint en juillet 2015 par les BRICs. Pour cause : ce sont eux qui en pâtissent dorénavant et qui risquent d’en pâtir plus encore à l’avenir.

    En effet, on ne sera pas étonné d’apprendre que la Chine est le plus gros détenteur de dette américaine libellée en dollars : 1 500 mds$, à égalité avec le Japon mais celui-ci, menacé par celle-là, a un intérêt vital à s’aligner sur les États-Unis. La Chine est donc dans la situation de l’Allemagne il y a quarante ans mais elle est prise en tenailles entre deux maux : être condamnée, compte tenu de l’ampleur de son solde commercial, à voir gonfler chaque année ses avoirs en dollars dépréciés, ou les mettre massivement sur le marché avec la certitude d’en faire tomber le cours et, surtout, de déclencher une crise monétaire sans précédent. Idem de ses partenaires BRICs et OCS. Ces pays devaient faire quelque chose en prenant toutes les précautions pour que ça ne déclenche pas des crises en cascade néfastes pour tout le monde et dont on ne sait jamais comment elles se terminent.

    Ce faisant, ils se heurtent à d’autres intérêts portés par une autre puissance que les états : les multinationales financières qui contrôlent les états occidentaux quand elles devraient être contrôlées par eux.

(Prochain article : Etats contre nébuleuse financière apatride : la guerre des guerres ?)

Dans la série Derrière le Tafta, la géopolitique, lire aussi:

 (6) Au cœur de la toile Goldman Sachs

Peter Sutherland, le deus ex-machina de la subversion financiaro-mondialiste

(5) Quand la finance internationale s’émancipe du politique

L’euro-atlanto-mondialisme est au service d’intérêts privés, pas à celui des États

(4) EurAfroAmérique, la finance apatride à la manoeuvre

Etats contre nébuleuse financière apatride : la guerre des guerres ?

(2) Qui se cache derrière les politiques ?

TAFTA : une pièce parmi d’autres d’un gigantesque poker géopolitique

(1) Au cœur de la toile Goldman Sachs

Peter Sutherland, le deus ex-machina de la subversion financiaro-mondialiste

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[1] Pour Alain Lamassoure, les opposants au TAFTA « font le jeu de la Chine et affaiblissent l’Europe ».
[2] La même demande réitérée en 2012 s’est heurtée à la même réponse. Le voudraient-ils que les Etats-Unis seraient bien en peine de s’exécuter. En effet, ils détiennent 8 134 tonnes d’or (valeur : 323 mds$)… appartenant à tous les pays membres de l’OMC et dont ils refusent de dire quelle est leur part.

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2 Responses to L’obsolescence du système de Bretton Woods et les dérives américaines

  1. Robert says:

    Une nouvelle démonstration clairement argumentée de l’affaiblissement (la rédition ?)du pouvoir politique face au pouvoir de la finance apatride : merci Kader pour cette analyse.

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